
Six anciens salariés de Triskalia accusent le géant de l’agroalimentaire breton de les avoir exposés sciemment aux pesticides. Tous sont malades. Jeudi 22 septembre, le tribunal des affaires sociales de Saint-Brieuc rendra sa décision sur l’indemnisation de deux d’entre eux, qui réclament chacun 465.000 euros. Cette affaire révèle les coulisses de l’usage des pesticides dans l’agro-industrie.
Dans le paysage breton, impossible d’éviter Triskalia, première coopérative agricole, issue de nombreuses fusions et rachats et devenue un géant : 18.000 agriculteurs adhérents, 4.800 salariés, et 300 sites. On retrouve le groupe sous les enseignes Point vert et Gamm vert, les marques Paysan breton, ou Mamie Nova. Triskalia est incontournable. Mais depuis quelques années, elle a aussi été impliquée dans plusieurs affaires d’intoxication de salariés. La première et la plus emblématique a éclaté à Plouisy, en 2011.
C’est dans ce bourg situé près de Guingamp que siège Nutréa, la filiale de Triskalia dédiée à l’alimentation animale. (...)
« Le soir, quand je prenais mon fils sur les genoux, il développait des plaques rouges sur le visage. Un jour, en rentrant du boulot, j’ai oublié mon bleu de travail chez moi, près du bassin à poissons. Le lendemain matin, les poissons étaient tous morts », se souvient de son côté Laurent Guillou, ancien manutentionnaire.
28 salariés en tout consultent la médecine du travail et quatre d’entre eux découvrent petit à petit qu’ils sont gravement contaminés par des insecticides, dont l’un, le Nuvan Total, est interdit d’usage pour sa dangerosité [1]. (...)
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut remonter à 2008. Cette année-là, la direction décide de réduire la ventilation des silos pour faire des économies d’électricité. Bientôt, 100.000 tonnes de céréales sont infestées par des insectes : « Des charançons, des silvains, des vers de farine, ça grouillait de partout », se souvient Laurent Guillou. La direction décide alors de traiter ces céréales avec des insecticides, en surdosage et jusqu’à 30 fois les doses prescrites, dont le fameux Nuvan Total.
Non informés, les salariés travaillent sur les vastes tas de céréales imbibées de produits, sans masque ni gants. Ils enchaînent les arrêts maladie sans comprendre la cause de leurs maux, et envoient des fax d’alerte à leur direction, située à 150 km de l’usine. Pas de réaction. (...)
Les quatre salariés ont développé une maladie invalidante et rare, connue chez les vétérans du Vietnam et de la guerre du Golfe : l’hypersensibilité aux produits chimiques. Laurent ne peut pas entrer dans un supermarché à cause des détergents, ne supporte plus le parfum, ne peut plus manger que du bio. Deux des salariés sont parvenus à faire condamner la coopérative en septembre 2014 pour « faute inexcusable de l’employeur ». C’est une première pour les victimes des pesticides. Leur avocat, François Lafforgue, demande 465.000 euros pour chacun. Le tribunal rendra sa décision jeudi 22 septembre.
Mais le scandale ne s’arrête pas aux seuls cas des salariés. « Il n’y avait plus un canard, plus un moineau, plus un pigeon, plus un rat. Autour de l’usine, c’était Tchernobyl. » Pire encore, la coopérative a vendu ses céréales imbibées de pesticides aux agriculteurs pour nourrir leurs bêtes. Dans le Finistère, un porcher industriel adhérent de Triskalia témoigne : « En juin 2009, en ouvrant un sac d’aliments reçu de ma coopérative, c’est comme si quelque chose me pétait à la gueule, j’ai ressenti des brûlures au visage, au cou et aux avant-bras. Quand je me suis regardé dans la glace, c’était atroce, j’étais tout gonflé. »
Les salariés chargés de la livraison de l’aliment attestent, eux, avoir vu à l’entrée des fermes « des tas d’animaux crevés ». (...)
Des agriculteurs qui pulvérisent des pesticides, des ouvriers qui en respirent, des cochons qui en mangent et des consommateurs qui mangent des cochons. L’affaire Triskalia jette une lumière crue sur les coulisses de l’usage des pesticides dans l’agriculture. Mais aussi sur les pratiques de certaines coopératives agricoles, issues de l’économie sociale et devenues des géants économiques. Pour l’historien Alain Chatriot, le fonctionnement de ces grosses coopératives agricoles, pourtant essentielles dans la production industrielle des aliments, est si peu connu et réglementé qu’elles constituent une des « zones grises » de notre époque.