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« Le cycle des mobilisations aux États-Unis est sans précédent »
Entretien avec Mathieu Magnaudeix
Article mis en ligne le 17 août 2020

Le rapport des forces progressistes aux États-Unis a beaucoup évolué ces dernières années. Alors que l’image négative de l’Empire conspué écrasait tout il y a encore une décennie, la campagne radicale de Bernie Sanders en 2016 et l’émergence tonitruante d’Alexandria Ocasio-Cortez deux ans plus tard en ont fait une nouvelle source d’inspiration. Dans Génération Ocasio-Cortez : Les nouveaux activistes américains, Mathieu Magnaudeix, journaliste chez Mediapart, plonge en profondeur dans ces réseaux qui agitent la scène politique américaine depuis quelques années. À l’aube d’une élection présidentielle peu reluisante, nous avons voulu interroger l’auteur sur les perspectives de ces forces de changement après la défaite de Bernie Sanders. Retranscription par Catherine Malgouyres-Coffin.

LVSL – Ces dernières années, les États-Unis ont connu une effervescence militante et un renouveau des visages politiques. Vous attribuez ça à l’accumulation d’une énergie politique et historique ces deux dernières décennies. Quelles en sont les sources ?

Mathieu Magnaudeix – La source immédiate, c’est l’élection de Donald Trump. Pour beaucoup d’observateurs à l’étranger mais également aux États-Unis, elle était inattendue. Cette élection a constitué un choc, une révélation de la colère de l’Amérique, une colère sociale, mais aussi racialisée. Les deux peuvent se combiner, et Donald Trump a su exploiter une partie de cette colère, même si évidemment tout le monde ne traduit pas la colère sociale en termes raciaux. De fait, Donald Trump a su parler à une partie suffisamment importante de l’électorat, au-delà du simple électorat républicain. Il a mené une campagne d’entertainer, personnage venu de la télé réalité, jouant sur la notoriété et sur ses prouesses supposées d’homme d’affaires. Même si la suite a montré qu’en réalité tout cela est largement du show : il n’a pas autant de succès en réalité comme homme d’affaires et n’est même pas milliardaire, contrairement à ce qu’il dit.

Au-delà du personnage de Donald Trump, de son occupation permanente de l’espace médiatique, son élection a constitué un élément de choc et de stupeur. Elle continue, trois ans et demi après, de saisir le monde et d’horrifier une partie des Américains. (...)

Comme le dit souvent Bernie Sanders, trois milliardaires détiennent la moitié du patrimoine des Américains. Par ailleurs, le racisme gangrène la société américaine et les conditions matérielles de vie se sont dégradées à grande vitesse. Ce dernier point est particulièrement important. Pour la plupart des Américains, y compris les classes moyennes et les CSP+, les conditions matérielles de vie sont insupportables et inacceptables. Le néolibéralisme a profondément impacté la vie des Américains, si bien que les gens sont atomisés ; certains ont trois ou quatre boulots, sont perclus de dettes, n’ont pas d’argent. L’épidémie de Covid l’a révélé au grand jour : il y a une difficulté extraordinaire à se payer des soins de base ; des couches entières de la population peuvent basculer très vite dans des conditions matérielles très difficiles. (...)

C’est dans ce paysage social dramatique que Trump a été élu.

Pour autant, les politiques publiques de Trump une fois élu ont révélé son projet : son grand œuvre, à l’hiver 2017, a été sa réforme fiscale qui a consisté à donner beaucoup d’argent aux multinationales comme aux foyers les plus aisés. Cette réforme est le symptôme que les politiques publiques aux États-Unis sont en faillite. La politique fiscale de Donald Trump s’est faite au détriment des classes populaires et des classes moyennes.

Très vite, à cause de cette conflagration entre les conditions matérielles de la vie des gens et ce que révélait la victoire de Donald Trump, qui a fait une campagne agressive, raciste et sexiste (on se rappelle qu’il se vantait d’attraper les femmes « by the pussy »), on a vu des mobilisations s’organiser. En fait, l’élection de Donald Trump a été un catalyseur.

La première des mobilisations a été la Women’s March, la Marche des femmes, dont je rappelle l’importance dans le livre. Même si elle a fini par péricliter en raison de divisions profondes, elle a représenté, dès le lendemain de l’investiture de Trump, le premier vrai mouvement d’ampleur. Les mobilisations se sont donc enclenchées par la colère des femmes. (...)

Ces mobilisations montrent que l’élection de Donald Trump représente la quintessence du système politique américain et de ses blocages. Les Républicains ne changeront pas la vie des gens, ce n’est pas leur projet politique, et ça l’est encore moins avec Trump. Mais les Démocrates non plus, en tout cas pas suffisamment. Pour beaucoup d’Américains, et même si celui-ci reste une figure populaire, la grande déception a été les deux mandats Obama : du point de vue des politiques qui ont été mises en place, l’absence de mesures fortes de régulation financière au moment de la crise de 2008, et généralement l’incapacité à changer la vie des gens. (...)

Ces mobilisations ont ensuite essaimé dans plein de champs. Elles s’appuient sur un terreau qui est déjà existant aux États-Unis : il existe un maillage d’organisations structurées y compris au niveau local. La culture de la mobilisation américaine est un peu différente de la nôtre. Ces organisations ont l’habitude de mobiliser localement pour obtenir des buts précis, buts qui sont parfois très locaux. Là, il y a eu une explosion de mouvements qui ont aussi eu vocation à être nationaux, même si leur dimension locale restait présente. C’est le cas des mouvements comme Sunrise, qui organise localement et nationalement, et se pose par ailleurs la question du pouvoir.

Construire du pouvoir, c’est ce que font ces organisations traditionnellement pour influencer les pouvoirs publics, gagner leurs campagnes. La nouveauté, c’est qu’elles cherchent aussi à construire aussi la capacité à prendre le pouvoir, très concrètement, au sein du Parti démocrate. Ces organisations ont acté qu’un troisième parti ne pouvaient pas émerger de façon suffisante pour changer véritablement le système politique à des fins progressistes. (...)

Les années 2017-2018, jusqu’au mouvement actuel, ont été des années d’intense mobilisation : avec la Women’s March, avec la marche pour le climat, avec toutes sortes de manifestations, y compris hyper locales, contre l’agenda de Donald Trump. Jeremy Pressman, un universitaire, a compté ces manifestations comme je l’indique dans le livre et considère que le phénomène est sans précédent. Il y a aussi eu la mobilisation contre les armes à feu en réponse aux fusillades, à la violence et au nombre d’armes à disposition. C’est aussi une mobilisation extrêmement politique, puisque les armes à feu sont devenues une question identitaire pour les Républicains à travers la défense du Second amendement. Les gens qui considèrent qu’il faut réguler les armes ont aussi réagi contre ce dogme ardemment défendu par Trump.

Plus récemment, il y a eu les mobilisations des derniers mois, des dernières semaines, qui continuent encore et constituent le mouvement social le plus important depuis très longtemps aux États-Unis, peut-être même de l’Histoire. (...)

Le cycle de mobilisation aux États-Unis est sans précédent.

C’est un élément extrêmement central. Des mobilisations comme ça, sans vouloir prédire le résultat des élections à venir, construisent de la politique, font venir de nouvelles générations à la politique, créent des solidarités, de l’envie de faire de la politique. Cette effervescence-là aura de toutes façon un impact. (...)

Frances Fox Piven, 87 ans, l’égérie des mouvements sociaux aux États-Unis, qui a accompagné toutes les mobilisations depuis les années 1960, m’a dit récemment lors d’un entretien pour Mediapart : « C’est le mouvement que j’ai attendu depuis si longtemps ! ». (...)

Enfin, en arrière-plan de tout cela, il y a une troisième phase qui est très contemporaine de tout ce qui s’est passé avec Trump, mais qui a débuté depuis une dizaine d’années : c’est la question climatique. Dès 2014, il y a des mobilisations importantes aux États-Unis. L’urgence climatique est exprimée par les experts du GIEC qui disent que nous avons dix ans pour changer les choses, sinon ça va être une catastrophe. Ils ont contribué à la prise de conscience de que nous sommes déjà dans la catastrophe climatique (...)

je pense que Bernie Sanders a fait un formidable travail au cours de ses deux campagnes présidentielles. Sanders, qui disait toujours les mêmes choses depuis 40 ans et qui n’avait jusqu’ici pas vraiment été écouté, s’est cette fois retrouvé au centre du débat. Cela n’était jamais arrivé. Ce travail d’éducation populaire pèsera évidemment pour la suite. Le flambeau est repris par d’autres : il y a quelque chose créé pour l’avenir.

Tous les organizers que j’ai rencontrés ont la volonté de créer des politiques à gauche du possible, pour reprendre l’expression de Michael Harrington, qui est le père du DSA (Democrats Socialists of America), l’organisation socialiste américaine. Leur but : faire comprendre aux Américains que des politiques de gauche ne sont pas utopiques, mais en réalité de bon sens, évidentes, face à l’ampleur des défis qui se posent à la société américaine. (...)

Les révolutions, la classe, tout cela a été laminé aux États-Unis. Le mouvement ouvrier a été combattu, le Maccarthysme est passé par là, et les socialistes y sont toujours sont décrits comme d’affreux communistes qui vont refaire Cuba à New-York.

Là, ce qui est intéressant, et qui peut donner quelques enseignements, c’est que cette culture passe par la constitution de relations interpersonnelles très fortes, de communautés d’affinités, d’une culture de groupe, voire des cérémoniaux pour se valider mutuellement, pour être sûr que tout le monde est à l’aise dans le mouvement. Parfois, cela échoue, c’est certain, comme partout, mais cette préoccupation est tout de même présente. Elle se battit sur des savoirs-faires, sur des façons d’amener les gens les uns avec les autres, de les élever… (...)

Comme je l’écris dans le livre, ils m’ont donné de l’espoir, pas un espoir naïf, mais un espoir lucide. Il se termine par une phrase que j’ai trouvé très belle d’Emily Meyer, activiste du mouvement IfNotNow, une organisation de jeunes juifs américains de gauche opposés à l’occupation israélienne. « Si nous ne gagnons pas… nous nous serons au moins fait des amis en chemin. C’est cela, aussi, qui donne un sens lumineux à nos vies. »