
Ecrit d’une plume alerte trempée dans une encre mélange de colère et d’imprécation, le dernier livre de Fabrice Nicolino fait le procès d’une époque qui a vu la disparition du monde paysan traditionnel. L’auteur nous fait revivre la grande industrialisation agricole du XXe siècle et dépeint les protagonistes qui y ont participé. Mais si le tableau est rude, des raisons d’espérer un changement persistent.
Lorsque l’été 1938, Jean Giono, le pacifiste Giono, publie une Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, son objectif est clair : empêcher la prochaine guerre qu’il sent monter en mobilisant les paysans avant qu’ils ne soient broyés comme ils l’ont été en 14-18.
Comment ne pas songer à Giono à la lecture du dernier livre de Fabrice Nicolino, Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture ? Le rapprochement est immédiat et la comparaison tentante. Mais elle est déplacée. Le contexte historique est différent : le monde actuel n’est pas à la veille d’un conflit généralisé et, surtout, les paysans n’existent plus en France. Ils ont disparu du paysage. D’ailleurs celui auquel est destinée la lettre de Nicolino est un « petit vieux de quatre-vingt-dix ans », autant dire le dernier survivant d’un monde agricole disparu. L’actuel est peuplé d’exploitants agricoles, de chefs d’exploitations... On n’ose même plus parler d’agriculteurs.
Dans son essai, écrit d’une plume alerte trempée dans une encre mélange de colère et d’imprécation, Nicolino fait avant tout le procès d’une époque, celle qui a vu justement la disparition du monde paysan traditionnel - « où l’on travaillait moins qu’on l’a dit parfois, bien plus qu’on ne le supporterait aujourd’hui ». (...)
Ainsi voit-on défiler un siècle « de progrès » avec ses bouleversements inouïs – l’invention du DDT, le produit miracle contre le doryphore qui ravageait les champs de pommes de terre et dont on s’apercevra un peu tard qu’il est un puissant cancérigène, la multiplication des tracteurs agricole après guerre, le remembrement des terres, l’introduction des pesticides, - et ses missionnaires enthousiastes. (...)
Les agriculteurs pèsent peu dans le système actuel dominé par des structures qui les dépassent : les coopératives dites agricoles, oublieuses de leurs racines et devenues des monstres commerciaux qui barbotent dans les marchés globalisés, l’industrie semencière, chimique, les fabricants de matériel agricole, les négociants, la grande distribution… Ce sont eux les acteurs du monde agricole de ce 21e siècle dont ils ont dessiné les contours.
Les fils et les petits-fils des paysans de naguère ne sont que la dernière roue du carrosse. Ils ont été dépossédés de leur pouvoir et n’ont plus qu’à verser dans la nostalgie, ce qu’ils font l’été en mimant, devant les foules de touristes, les grands évènements agricoles d’antan.
Ce pouvoir perdu, songent-ils à le recouvrer ? Rien de moins sûr. Lorsqu’ils manifestent au volant de leurs imposants tracteurs c’est pour grappiller une augmentation du prix du lait, du porc, du bœuf, dénoncer les importations de produits concurrents, réclamer des aides de l’Etat… Pas pour remettre en cause le modèle agricole actuel. Peut-être leurs grands-parents auraient-ils dû écouter Jean Giono.