
« Dans la voiture, cinq minutes avant d’arriver, je me disais “c’est pas possible qu’il l’ait pas fait, c’est pas possible”, “s’il l’a pas fait, t’inquiète pas, te mets pas en colère, sois pas trop déçue”. Quand je rentrais du travail à 21 heures, qu’il n’avait pas fait à manger et était devant son ordi, pour moi, c’était terrible. J’allais dans la chambre, je claquais la porte, j’avais juste super envie de pleurer –ça arrivait d’ailleurs », raconte Alice*, 23 ans, professeure des écoles.
Une déconvenue provoquée par un partage des tâches inégalitaire, mis à jour par ses convictions féministes : elle qui avait lu des textes de Gisèle Halimi et Virginia Woolf dès ses 13-14 ans, elle s’est replongée en 2018 dans le bain théorique au travers de podcasts, d’articles et de livres... et l’impact pratique sur son couple s’est fait sentir. (...)
Au point qu’elle s’est interrogée sur la compatibilité entre idéaux féministes et couple hétérosexuel : « Est-ce que je pourrai vivre avec un mec un jour ? Est-ce que je suis vouée à être déçue toute ma vie, par mon copain actuel ou d’autres ? »
Mélanie, 32 ans, éducatrice Montessori, est aussi passée par cette phase interrogative : « Je ne me considère pas comme une féministe radicale mais c’est une question que je me suis vraiment posée : “Est-ce que je peux être en couple ?” » Ce n’était pas par manque de confiance en elle ou crainte de ne pas plaire, plutôt par conviction que ses exigences concernant la vie conjugale, bien que basiques (par exemple ne pas être la seule à s’occuper des tâches ménagères, « avoir le sentiment que tous les deux on y contribue »), seraient difficilement satisfaites. (...)
« Je peux facilement être féministe sur internet, dans la rue, mais, une fois la porte de la maison fermée, est-ce qu’on continue à vivre en accord avec ses principes ? » soulevait également la journaliste Titiou Lecoq, autrice de l’ouvrage Libérées – Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, dans une interview vidéo donnée à L’Obs. (...)
« Les rôles genrés traditionnels refont surface quand les couples emménagent ensemble, sapant toute tentative d’égalité. »
Jenny van Hooff, maîtresse de conférences en sociologie
Ces doutes ne reflètent en rien une hypothétique haine des hommes que toute féministe aurait en elle, comme certain·es détracteur·trices ont l’habitude de le dénoncer. Loin d’être le signe apparent d’une misandrie, ces hésitations et cette désillusion sont en fait provoquées par la difficile mise en œuvre de l’idéal d’égalité entre les sexes au sein d’un couple hétérosexuel, même lorsque celui-ci est partagé par ses deux membres. (...)
D’après un sondage de l’institut Ipsos mené en avril 2018, 55% des Français·es « considèrent que les inégalités hommes/femmes en matière de répartition des tâches ne sont plus vraiment un problème au sein du foyer ». Mais les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) sont formels : selon les enquêtes « Emploi du temps », encore en 2010, les femmes s’acquittaient des trois quarts des tâches domestiques et y passaient en moyenne très exactement quatre heures et une minute quotidiennes contre deux heures et treize minutes pour les hommes ; si l’on zoome sur les tâches parentales, les femmes supplantent également les hommes en les prenant en charge à 65% (quarante-cinq minutes journalières, contre dix-neuf minutes pour les hommes). (...)
En 2016, 93% des femmes de 25 à 49 ans ayant des enfants de moins de 18 ans s’occupent quotidiennement d’eux, contre seulement 74% des hommes, nous apprennent l’Insee et Eurostat. Les différences sont même plus prononcées pour les travaux ménagers et la cuisine : 80% des femmes ont à leur charge tous les jours ces tâches, contre seulement 36% des hommes.
Sens des priorités
Pour mener à bien toutes ces tâches, les femmes consacrent en moyenne moins de temps à leur travail que les hommes (3h31 par jour contre 5h15) et rognent également sur leur temps libre (3h58 contre 4h28). L’activité professionnelle de l’homme comme ses loisirs passent en priorité, même si ce n’est jamais dit aussi expressément. (...)
Même quand chaque membre du couple met la main à la pâte, on retombe vite dans les vieux modèles. Thalie*, 33 ans, RH, revendique une répartition égalitaire des tâches avec son conjoint mais concède que celle-ci reste stéréotypée : « Dans mon esprit, dans la manière dont j’ai été éduquée, une femme est capable de tout faire, devrait pouvoir tout faire et c’est l’exemple que je voulais et veux donner à mes filles. Dans les faits, la répartition des tâches s’est faite chez nous de manière genrée dans le sens où par exemple c’est moi qui vais m’occuper beaucoup du repas, beaucoup du linge, beaucoup du ménage et c’est lui qui va s’occuper des choses comme le bricolage, la voiture... »
Le sondage Ipsos de 2018 montre que cette répartition est la norme : 83% des femmes trient le linge et lancent des lessives, contre 21% des hommes ; pour le repassage, les pourcentages sont quasi similaires, respectivement 81% et 20% ; pour le lavage des sanitaires, 78% vs 22% ; à l’inverse, 71% des hommes bricolent, contre 11% des femmes, et 55% des hommes sortent les poubelles, contre 21% des femmes.
En outre, comme le souligne l’enquête Erfi (pour « Étude des relations familiales et intergénérationnelles ») menée par l’Institut national d’études démographiques (Ined), « les pères sont nettement en retrait des activités contraintes, assimilables aux activités domestiques et socialement “sexuées” comme l’habillage des enfants. [...] C’est sans aucun doute dans les activités ludiques, affectives et de “sociabilité” que la participation des pères est la plus importante ».
Rage et désespoir
L’irritation provoquée par ce surcroît de travail (souvent ingrat) qui incombe aux femmes est loin d’être tue. « La plupart des femmes interrogées ont exprimé de la frustration concernant le volume de tâches domestiques qu’elles se sentaient en devoir de réaliser », écrit ainsi Jenny van Hooff. Qui plus est quand elles avaient en tête des idéaux féministes. (...)
Le quotidien se fait alors conflictuel. (...)
en l’état actuel des choses, hétérosexualité et féminisme font encore rarement bon ménage.