
Qu’est-ce qu’un esthéticien ? Un philosophe. Mais une esthéticienne, c’est une spécialiste de la beauté et de l’épilation. Un homme pense, une femme épile, selon notre vocabulaire.
L’historien Ivan Jablonka le souligne dans son livre Le corps des autres, consacré à cette profession, esthéticienne, à laquelle ont recours nombre de femmes et quelques hommes, mais qui n’a jamais eu les honneurs d’une recherche universitaire. L’historien va donc à la rencontre de plusieurs esthéticiennes, pour donner à voir et à entendre ces femmes que l’on croise (trop) rapidement pour utiliser leurs services sans comprendre la réalité de leur travail.
On découvre la honte sociale, de certaines d’entre elles, d’occuper un poste si peu valorisé dans la société. « J’ai honte de dire que je suis esthéticienne, puis j’ai honte d’avoir honte », dit l’une d’entre elles. C’est une double peine pour les esthéticiennes : faire un métier considéré comme peu important, voire méprisable dans notre société qui ne valorise pas le travail manuel, mais en plus c’est un métier « de femme », censé donc ne nécessiter aucune compétence, ne reposer que sur des savoir-faire « innés », la douceur, le soin aux autres... Ainsi, 98% des esthéticiennes sont des femmes, de même d’ailleurs que leur clientèle.
« L’omniprésence de l’esthétique va de pair avec son invisibilité sociale », souligne l’auteur. Car la fabrique de la beauté doit rester secrète. (...)
Les esthéticiennes sont aux prises direct avec l’intimité, la nudité des corps, la saleté parfois. Pour 1300 euros net en fin de carrière. Un métier physique, pénible souvent. « A la fin de la journée, tu n’as plus de pieds. Tu piétines énormément. Tu es toujours en mouvement, toujours debout. (…) Les massages et les palper-rouler font forcer au niveau du poignet. Tu es très tendue, dans une posture crispée », raconte l’une d’entre elles.
Injonctions
Côté clientes, le spectre sociologique est très vaste. « Working girl », « bourgeoise », étudiante, mais aussi personne aux RSA qui dépense proportionnellement une fortune pour une épilation ou un soin. L’une des esthéticiennes interrogées raconte les rendez-vous réguliers d’une patiente au RSA, qui dépensait 40 euros par mois pour une épilation, tout en allant manger aux Restos du cœur. L’esthéticienne lui dit : « Venez moins souvent ». Elle lui répond : « J’ai l’impression d’être une femme et d’exister ».
Qu’en est-il des injonctions de la beauté ? L’auteur interroge sur ce point les esthéticiennes. En découle un paradoxe, des esthéticiennes qui tentent de rassurer : « Mais non, vous n’avez pas trop de rides ! » Qui luttent même parfois contre une certains normativité.. Mais qui évidemment nourrissent aussi ces injonctions de beauté, puisqu’elles en vivent. Certains ont aussi intégré une conception très stéréotypée de la féminité : « Aucun kilo en trop, jupe, maquillage soigné ». (...)