
Les militaires et l’opposition sont arrivés le 14 mai à un accord sur une période de transition politique de trois ans devant préparer un transfert du pouvoir aux civils. Ils devraient annoncer rapidement la composition d’un Conseil souverain et d’un exécutif pour assurer la gestion du pays. Mais les obstacles restent nombreux, comme le montre la suspension mercredi des négociations en cours.
À quelques encablures du centre névralgique d’Al-Qiyada — le ministère de la défense —, de grands panneaux jaunes ont été installés : « Merci pour votre patience, déboulonnage du régime en cours. » Chaque jour, le sit-in prend de l’ampleur, paralysant un peu plus la capitale. Sur les extérieurs, les briques et les branches d’arbres s’amoncèlent, toujours plus haut pour protéger le cœur d’une révolution qui se joue derrière ces barricades de fortune et des cordons de jeunes fouilleurs improvisés. On hèle les jeunes femmes à grand renfort de drapeaux et de mains qui brassent le ciel : « De l’autre côté ! de l’autre côté ! » s’amuse-t-on avant de procéder à des contrôles minutieux des poches et des sacs à dos. Femmes d’un côté, hommes de l’autre. Miroirs, stylos et tout objet potentiellement tranchant sont confisqués.
Depuis plus d’un mois, ils sont des milliers, drapeaux du Soudan inlassablement jetés sur les épaules, joues bariolées aux couleurs du pays, dansant dans les allées, vociférant leur soif de justice, martelant le pont en fer de Kobir avec de grosses pierres, se relayant jour et nuit. (...)
Depuis 34 jours, tout le Soudan ou presque semble s’être donné rendez-vous sur ce serpentin de rues réquisitionnées devenues siège labyrinthique de la contestation, et malgré la population aussi diverse qu’excitée, seuls quelques incidents sporadiques avaient été déplorés jusqu’au 13 avril dernier.
Tirs à balles réelles
Ce soir-là, aux alentours de 20 heures, le Conseil militaire de transition (CMT) qui s’est approprié le pouvoir après le renversement d’Omar Al-Bashir vient de dire pour la troisième fois en un mois qu’il a trouvé un accord avec l’opposition civile. (...)
L’information est rapidement confirmée par l’un des porte-paroles des protestataires, Taha Osman.
Tout n’est pas réglé, loin de là, mais le Soudan croit entrevoir enfin le préambule d’une résolution de crise. Mais vers 22 heures, des hommes armés sont signalés dans la foule d’Al-Qiyada ; ils entrent dans le rassemblement et tirent sur les manifestants. Panique et confusion. Les balles sont réelles. Une cinquantaine de manifestants est touchée. Cinq décèdent ainsi qu’un policier. Sur le sit-in, les protestataires exultent. Ils affirment que ce sont les Rapid Support Forces (RSF) qui ont lancé l’assaut avant de se repositionner en bataillons serrés. (...)
Rapidement, après les heurts, les militaires ont déployé les chars de l’armée régulière pour « protéger les manifestants » sous les yeux ahuris des révolutionnaires confus ; certains leur laissant la voie libre, d’autres accusant les soldats en treillis beige d’être l’armée du pouvoir avant tout. Le CMT s’est dans la foulée dédouané de toute responsabilité dans ces violences et a accusé « des éléments non identifiés qui voulaient saboter les négociations », avant d’évoquer « une faction rebelle au sein de RSF insatisfaite de l’avancée des discussions entre les militaires et les leaders d’opposition ».
« Il y a une confusion quant à savoir si les auteurs de l’attaque agissaient sur ordre du commandement central de RSF ou s’ils étaient des individus dissidents infiltrant RSF », note Giulia Carlini, conseillère juridique spécialiste du Soudan au sein de MENA Rights, une ONG de défense des droits humains basée à Genève. (...)
À Madani aussi, deuxième ville du pays au nord de Khartoum, le 6 mai, un petit sit-in dans le centre-ville a été attaqué par des hommes armés non identifiés, provoquant des heurts. L’armée régulière assure être intervenue. Bilan : neuf blessés. Quelques jours plus tard à Zalingei, dans le Darfour-Central, RSF a de nouveau dispersé une manifestation dans la violence, faisant plusieurs blessées et un mort.
Des périphéries inaccessibles
Pourquoi la périphérie et les zones rurales sont-elles en proie à de telles violences ? « Après le coup d’État, les manifestations à Khartoum se sont déroulées dans le calme et, du moins jusqu’à la semaine dernière, l’armée, le NISS, la police et RSF ne s’y sont pas opposés. Cependant, la capitale n’est pas une représentation de ce qui se passe dans tout le pays », rappelle Giulia Carlini. « Cela ressort également du fait que, si Khartoum est le centre de l’attention des médias et de la communauté internationale, le reste du pays reste difficilement accessible aux journalistes. (...)
Il semble que le CMT applique la même stratégie que l’ancien régime d’Al-Bashir, commettant de graves violations des droits humains dans diverses régions du Soudan, qui sont tenues pour inaccessibles au reste du pays et en particulier aux étrangers. Difficile donc de documenter les abus contre ces communautés », précise-t-elle.
« Dans le centre, l’armée et même le NISS sont d’autant moins violents qu’ils ont des parents parmi les manifestants. (...)
Pour Khalil Tokran, avocat et collaborateur des Nations unies au Darfour, si des exactions ont toujours bien lieu, principalement à l’extérieur de Khartoum, il est nécessaire de différencier « combats systémiques et incidents d’ordre individuel ». « Il y a des gens qui protestent, partout dans le pays. Les RSF vont sur le marché, les manifestants les insultent, ils ouvrent le feu. Voilà le genre de choses qui arrive encore », explique-t-il. « Il n’y a pas, du moins en ce moment, de combats systématiques. (...)
Il y a donc de petits groupes de soldats, qui, sans chaine de commandement, font la loi eux-mêmes. Il y a un regain d’ego pour eux, leur chef est à la tête du CMT, ils ont un sentiment d’appartenance important et se sentent les nouveaux chefs en charge de la zone : ils sont convaincus que maintenant qu’Hemedti est là où il est, ils ont le pouvoir et le contrôle. Il faut se souvenir que les soldats de RSF sont en grande majorité des gens qui ne sont pas éduqués. Ils ont un sentiment d’impunité aussi, car personne ne peut les remettre en cause en ce moment, donc les dérapages continuent, mais à une échelle individuelle, il n’y a pas d’ordre direct d’Hemeti de poursuivre ces exactions, il me semble », explique le spécialiste basé à Nyala. « Il y a aussi des éléments extérieurs à RSF qui commettent des exactions et se justifient ensuite en disant en faire partie », ajoute-t-il.
Une multiplication d’acteurs (...)
Depuis la destitution d’Omar Al-Bashir, les puissants et ultra-redoutés services de renseignement se font discrets, mais n’ont pas cessé leurs activités pour autant. (...)
la révolution soudanaise n’est pas encore tirée d’affaire, avertissent les spécialistes. « Une escalade de la violence est toujours possible en fonction de l’issue des négociations à Khartoum », note Rachel Jacob. « Si les discussions échouent de nouveau et que les manifestations se poursuivent, il est possible que la situation devienne violente. Il est également possible qu’un accord jugé défavorable par certaines factions des services de sécurité entraîne des conflits internes au sein des forces de sécurité. La situation reste très imprévisible. »