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La télé-réalité, du divertissement à l’abrutissement
Article mis en ligne le 12 avril 2018
dernière modification le 11 avril 2018

Des programmes comme « Les Anges » ou « Les Marseillais » façonnent le comportement, les valeurs ou le rapport à l’intimité des adolescents et jeunes adultes.

Je ne crois pas au choc des générations. Cette vieille idée, qu’on se répète depuis Socrate, selon laquelle « les jeunes d’aujourd’hui » seraient moins vertueux que ceux d’hier ne m’inspire aucune sympathie. Il m’arrive pourtant d’être bêtement en colère contre la jeunesse toute entière lorsque je la vois donner trop d’intérêt à ce qui, selon moi, défait son éducation et éteint sa curiosité.

Un jour, j’ai distribué à mes élèves le questionnaire de Proust, et des questions comme « Qui sont tes héros dans la vie réelle ? » et « Quelle est ton occupation préférée ? » m’ont permis de mesurer l’importance phénoménale que beaucoup d’entre eux accordent à la télé-réalité et aux célébrités qu’elle produit. (...)

Dans un épisode du merveilleux podcast américain « Invisibilia », produit par la radio publique américaine NPR, Alix et Hanna racontent l’histoire passionnante d’une télé-réalité somalienne, financée par les Nations Unies et inspirée par « The American Idol » –la version américaine de la « Nouvelle Star » diffusée sur M6.

Dans ce pays miné par la guerre et le terrorisme djihadiste, une jeune femme, Xawa Abdi Hassan, raconte que le groupe al-Shabab était allé jusqu’à interdire les sonneries de téléphones portables au nom de la prohibition de la musique.

L’idée derrière l’émission de télé-réalité « Inspire Somalia » était d’ébranler l’emprise d’al-Shabab sur la morale de la société somalienne, à travers la musique. Et même si les participants étaient bien conscients de risquer leur vie en prenant part à une telle démarche, ils ont été nombreux à venir chanter ou réciter des vers de poésie, entourés par des soldats armés, eux-mêmes apeurés par les hautes probabilités d’attentats.

La télé-réalité peut ainsi être instrumentalisée pour transmettre un message et influer sur la morale adoptée par une société. Reste à savoir si, dans de tels cas, elle parvient à ses fins.

C’est ce qu’a tenté de découvrir Betsy Levy Paluck, une chercheuse de l’université de Princeton aux États-Unis, en étudiant le cas d’une émission de radio-réalité au Rwanda, qui avait pour but d’encourager la tolérance entre les différentes ethnies dans un pays profondément marqué par le génocide des Tutsis.

Perception des normes
Après un an passé au Rwanda à faire écouter cette émission à différentes communautés aléatoirement choisies, Paluck est arrivée à la conclusion suivante : « Malgré le fait que les gens aimaient suivre ce programme, cela n’a pas changé leur rapport à la violence ou à la réconciliation. Mais l’émission a changé leur vision de la société rwandaise, leur perception des normes et, dans le même temps, leur comportement. »

En d’autres termes, si leurs convictions profondes sont restées globalement intactes, l’image que les auditeurs se font de « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas » a changé, les menant à adapter leur comportement pour y convenir.

Selon Paluck, ce ne sont pas tant nos convictions qui dictent nos actes que notre conception des normes : « Nous essayons constamment d’apporter des réglages pour correspondre aux normes sociales qui nous entourent, souvent inconsciemment », affirme-t-elle dans « Invisibilia ».

Les émissions de télé-réalité ont manifestement une incidence sur le comportement des téléspectateurs qui les regardent. Et pour celles et ceux qui seraient tentés de croire que cela ne serait pas valable dans nos contrées occidentales, de nombreuses études montrent l’universalité de ce phénomène (...)

« J’ai regardé “Les Marseillais” », m’a dit mon élève pas plus tard que lundi, lorsque je lui ai demandé ce qu’elle avait fait de son week-end. Dans cette émission diffusée sur W9 depuis 2012, des jeunes individus en quête de « réussite » sont réunis dans une maison, et doivent obéir aux injonctions professionnelles d’une « bookeuse » afin de rester dans l’aventure. C’est le même principe qui est reproduit dans « Les Ch’tis » ou « Les Anges ».

Selon le psychologue Jean-Yves Flament, des conduites très particulières sont valorisées dans ce type d’émission. Il y a bien sûr le désir de célébrité qui anime toutes les candidates et tous les candidats, mais également l’individualisme, la compétitivité et le renoncement à toute forme d’intimité.

La célébrité tant recherchée ne passe plus par quelque forme de talent que ce soit, mais par le fait d’être meilleur que l’autre, peu importe à quoi. Et dans cet environnement de concurrence poussée à l’extrême, tout le monde est jeune, tout le monde se ressemble à s’y méprendre, jamais personne ne lit ni ne se cultive, jamais rien ne dépasse, ni par le physique, ni par les opinions ou le langage.

Selon Alain Lieury, chercheur en psychologie cognitive à l’université européenne de Bretagne, les candidats de ces émissions étalent un vocabulaire très pauvre : « À peine 600 mots différents en moyenne, contre 1.000 par exemple dans une bande dessinée et 27.000 dans les manuels scolaires. » Son étude démontre par ailleurs que l’addiction aux émissions de télé-réalité provoque une baisse notable des performances scolaires.

Vecteur de stéréotypes sexistes (...)

on entend çà et là que les jeunes auraient perdu toute notion de vie privée. Pour Josh Freed, célèbre éditorialiste canadien, il s’agit de la plus importante fracture générationnelle depuis des décennies. Il la résume ainsi : d’un côté, nous avons la « génération des parents », de l’autre, la « génération des transparents ». Je n’y crois pas une seconde.

Le désir de se montrer est fondamental chez l’être humain, et il est antérieur à celui d’avoir une intimité. Serge Tisseron, dans L’intimité surexposée (2001), propose d’appeler « extimité » le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique.

Il explique que communiquer sur son monde intérieur relève d’une sorte « d’instinct », qui a longtemps été étouffé par les conventions et les apprentissages. Ce qui est nouveau, ce n’est pas son existence, ni même son exacerbation, mais sa revendication.

En revanche, si l’extimité est légitime, l’intimité n’est pas moins fondamentale. Pour Tisseron, les deux termes sont inséparables d’un troisième, l’estime de soi. Et l’injonction à tout déballer, non pas à un groupe d’amis mais à des millions de téléspectateurs, contribue à construire l’idée que l’intimité n’a pas lieu d’être. (...)