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Non Fiction
La solidarité des éprouvés : entretien avec Guillaume Le Blanc
#pauvreté #inegalités
Article mis en ligne le 17 janvier 2023
dernière modification le 16 janvier 2023

A ne regarder la vie des pauvres que sous l’angle de l’intervention sociale, ou à défaut de leur laisser directement la parole, on passe à côté de la richesse de leurs vies et revendications. (...)

Guillaume Le Blanc : J’ai placé mon travail en philosophie, depuis Vies ordinaires vies précaires (Seuil, 2007), comme une explicitation des ordres de grandeur symboliques, politiques, philosophiques portées par les vies ordinaires. J’ai interrogé l’appellation même de vie ordinaire d’une double façon. D’abord en montrant comment la philosophie avait toujours péché par absence de modestie pour se rendre attentive aux différentes tonalités des vies ordinaires. L’idée développée par Stanley Cavell dans Un ton pour la philosophie selon laquelle la philosophie doit cesser d’être arrogante me semble précieuse si l’on se rend attentif à la recréation par les vies dites ordinaires des normes tant sur le plan des arts de faire que des arts de dire. Cela suppose de changer de perspective, d’adopter une nouvelle focale grâce à laquelle ce qui était invisible, les micro-déplacements de soi dans la création de micro-normes au sein des macro-normes qui gouvernent nos conduites en société, devient pleinement visible. (...)

On se soucie bien peu des pauvres, ou alors surtout dans une logique de prise en charge. On ignore ainsi presque tout de leur vie et de la façon dont ils la mènent. Comment peut-on ne pas voir l’incroyable déni que cela traduit ? Et comment penser sans s’intéresser véritablement à ces vies ce que serait, non pas tant une vie réussie (pour laquelle nous avons plus de modèles que nous pouvons en désirer) qu’une une vie décente ?

Voilà quelques-unes des questions que nous pose le philosophe et écrivain Guillaume Le Blanc, dans La solidarité des éprouvés. Une histoire politique de la pauvreté (Payot, 2022), où il approfondit sa réflexion sur les vies ordinaires et les capacités qu’elles recèlent. (...)

Guillaume Le Blanc : J’ai placé mon travail en philosophie, depuis Vies ordinaires vies précaires (Seuil, 2007), comme une explicitation des ordres de grandeur symboliques, politiques, philosophiques portées par les vies ordinaires. J’ai interrogé l’appellation même de vie ordinaire d’une double façon. D’abord en montrant comment la philosophie avait toujours péché par absence de modestie pour se rendre attentive aux différentes tonalités des vies ordinaires. L’idée développée par Stanley Cavell dans Un ton pour la philosophie selon laquelle la philosophie doit cesser d’être arrogante me semble précieuse si l’on se rend attentif à la recréation par les vies dites ordinaires des normes tant sur le plan des arts de faire que des arts de dire. Cela suppose de changer de perspective, d’adopter une nouvelle focale grâce à laquelle ce qui était invisible, les micro-déplacements de soi dans la création de micro-normes au sein des macro-normes qui gouvernent nos conduites en société, devient pleinement visible. (...)

si les pauvres racontent très peu leurs vies, ce n’est pas qu’ils ne produisent aucun récit, c’est que ces récits ne sont tout simplement pas lus ou entendus. J’ai été extrêmement frappé, en écrivant La solidarité des éprouvés, de constater, en consultant les archives d’ATD Quart Monde, avec qui j’ai mené, avec d’autres philosophes et des militants ainsi que des soutiens, pendant trois ans un séminaire de philosophie sociale, du nombre faramineux de récits produits par les plus « démunis » et qui ne consistent pas seulement en des récits autobiographiques, mais qui développent une critique des conditions sociales, politiques, anthropologiques faites à leurs vies.

Les pauvres produisent des récits, mais ils ne trouvent pas de structures auditives pour prendre en considération leurs récits, et c’est pourquoi ils deviennent invisibles. On perd son visage quand on perd sa voix et la société repose d’abord sur un cadrage hégémonique par lequel des voix sont dignes d’être reçues alors que d’autres ne le sont pas. si les pauvres racontent très peu leurs vies, ce n’est pas qu’ils ne produisent aucun récit, c’est que ces récits ne sont tout simplement pas lus ou entendus. J’ai été extrêmement frappé, en écrivant La solidarité des éprouvés, de constater, en consultant les archives d’ATD Quart Monde, avec qui j’ai mené, avec d’autres philosophes et des militants ainsi que des soutiens, pendant trois ans un séminaire de philosophie sociale, du nombre faramineux de récits produits par les plus « démunis » et qui ne consistent pas seulement en des récits autobiographiques, mais qui développent une critique des conditions sociales, politiques, anthropologiques faites à leurs vies.

Les pauvres produisent des récits, mais ils ne trouvent pas de structures auditives pour prendre en considération leurs récits, et c’est pourquoi ils deviennent invisibles. On perd son visage quand on perd sa voix et la société repose d’abord sur un cadrage hégémonique par lequel des voix sont dignes d’être reçues alors que d’autres ne le sont pas. (...)

L’une des thèses du livre est que les vies pauvres ne sont pas de pauvres vies. Elles le deviennent par des jugements qui confondent richesse et grandeur, ou à défaut, richesse et normalité. C’est ainsi que nous glissons progressivement vers le jugement social selon lequel la pauvreté est pathologique. Contre cette conception qui assigne les vies pauvres au manque, à la carence, et les voue à l’illégitimité, il est urgent de mieux chercher à observer l’ingéniosité des vies qui, parce qu’elles ont peu, doivent trouver des circuits alternatifs pour faire avec plutôt que sans. Ceci nous conduit à entrer dans l’invention des vies considérées comme « démunies ». (...)

La pauvreté a ceci de particulier par rapport à la folie qu’elle est à la fois dedans et dehors. Elle est dans la société comme le découvrent les mémoires sur le paupérisme au début du XIXe siècle, puisqu’elle est la condition, à l’âge du travail industriel, de la production des richesses. Mais elle est au-dehors, car aucune société, spécialement à l’âge du capitalisme avancé qui est le nôtre, ne veut la retenir comme l’une de ses grandeurs fondamentales.

Dans cette perspective, les pauvres sont assignés à l’invisibilité, ou alors, c’est ce que j’ai montré dans La solidarité des éprouvés, ils ne deviennent visibles que depuis l’institution de soin social qui s’empare d’eux pour les traiter. C’est là l’un des points les plus remarquables à mes yeux de notre histoire culturelle et politique de la pauvreté : les pauvres ne se sont mis à exister que depuis le problème qu’ils posaient à la société en termes de désagrégation sociale, de risque de ségrégation et même de dangerosité sociale, et c’est pourquoi ils n’ont été réfléchis, problématisés même, que depuis l’institution sociale au sens large du terme. Sur le plan épistémologique, cela s’est traduit par des ouvrages très importants qui n’ont cependant considéré l’existence des plus pauvres que depuis l’avènement d’une sécurité sociale au sens large du terme. Ce point est assurément fondamental, mais il a contribué à ne voir le pauvre que depuis la perspective d’un centre et surtout à ne l’appréhender que depuis un ensemble d’institutions supposées prendre soin de lui. (...)