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Orient XXI
La société israélienne malade de ses viols
Article mis en ligne le 18 septembre 2020

L’acte d’accusation, publié par le procureur général d’Israël le 2 septembre, parle d’une « atmosphère de fête ». Pourtant, les faits qui se sont déroulés le 12 août au soir dans la chambre 216 du Red Sea Hôtel, un modeste établissement du centre d’Eilat, la station balnéaire à la pointe de la mer Rouge, évoquent plutôt un moment d’horreur. Le viol en réunion d’une adolescente de 16 ans par une trentaine d’hommes — onze ont pour l’heure été mis en examen, dont huit mineurs — révèle aussi des fractures graves dans une société marquée par le machisme, le « virilisme », explique la docteure P., une psychanalyste de Tel-Aviv
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, laissant croire à des hommes que tout est permis. « Ces actes dégoutants » pour l’Association des centres de crise sur le viol révèlent ce que la féministe Illana Weizman qualifie de « masculinité toxique ».

(...) Traumatisées, la victime et son amie ont mis deux jours avant de se rendre à la police, pendant que des vidéos du viol commençaient à circuler. L’une des premières missions des enquêteurs, avant que l’affaire ne soit rendue publique, a d’ailleurs été de les faire disparaître. Israël, on le sait, est le meilleur spécialiste mondial de la cyber sécurité, et sa police dispose d’instruments technologiques de pointe. L’un des principaux suspects, un homme de 27 ans, avait déjà été arrêté il y a quelques mois dans un autobus. Ivre, il harcelait des passagères et avait dit à la policière venue l’arrêter : « Comme j’aimerais vous violer ! » L’enquête suggère qu’il a été la seule personne à rester dans la chambre pendant toute la durée du viol de la jeune fille. (...)

Déjà, l’été dernier, le 17 juillet, une douzaine d’Israéliens, âgés de 15 à 22 ans, avaient été accusés d’avoir violé en groupe une touriste britannique de 19 ans dans la station balnéaire chypriote d’Ayia Napa. Certains avaient d’ailleurs, comme à Eilat, filmé ce viol avec leur téléphone portable. Pourtant, les jeunes hommes ont été blanchis par la justice chypriote, et leur victime lourdement mise en cause, et même condamnée pour faux témoignage. Chypre est un pays où l’industrie du tourisme israélien pèse lourd… et une partie des médias avait alors volé au secours des auteurs présumés du viol. Ainsi la radio de l’armée avait alors cité l’un d’entre eux : « Les filles britanniques courent après tout le monde ici. C’est peut-être sa faute ». (...)

Résultat : à son retour à Tel-Aviv, la bande de jeunes hommes avait reçu un accueil triomphal de leurs amis et de leurs familles à l’aéroport Ben Gourion, avec champagne et confettis, et des slogans édifiants : « La Britannique est une pute » et « Am Yisrael Chai » (« le peuple d’Israël vit ») — phrase fétiche de l’extrême droite…

La victime britannique avait pour sa part été soutenue par des féministes et des avocats israéliens, écœurés de ces réactions et à contre-courant de l’opinion publique. Mais avec l’affaire d’Eilat, le temps de la complicité et de l’indifférence semble révolu. Une grève de protestation d’une heure a eu lieu dans certaines entreprises le 23 août, ainsi que de nombreuses manifestations à Tel-Aviv et dans plusieurs villes. Israël semble décidé à affronter les violences dont les femmes sont victimes. (...)

« Etre un homme »

Beaucoup de féministes établissent une « relation entre une masculinité toxique et une société militarisée », dit Magda, une militante d’Haïfa. Cela remet en cause cette forme d’unanimisme dans la condamnation du viol collectif d’Eilat. « Dans une société dominée par des hiérarchies masculines, la violence n’est pas seulement un symptôme omniprésent, mais une caractéristique déterminante, écrivait l’an passé la journaliste Henriette Chacar. Benny Gantz, l’ancien chef militaire israélien qui a défié Nétanyahou — avant de finir par s’allier avec lui – lors des dernières élections nationales, s’est vanté dans une vidéo de campagne sur la manière dont "certaines parties de Gaza ont été renvoyées à l’âge de pierre" sous son commandement. Alors que Netanyahu tentait de former un gouvernement en mai 2019, Gantz l’avait supplié "d’être un homme" ».

Être un homme veut-il dire dominer et mépriser les femmes ? Les chiffres, selon plusieurs sources, sont dramatiques. Chaque jour, 230 femmes sont violées selon la police, soit plus de 84 000 femmes par an, dans un pays d’un peu moins de 9 millions d’habitants, ce qui classerait Israël au 32e rang mondial selon des statistiques de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Une femme sur 5 y est violée au cours de sa vie, et une femme sur trois victimes d’une agression sexuelle. Il y a plus de 20 féminicides par an. Or la moitié des femmes tuées avait porté plainte, ce qui prouve bien que « la parole des victimes était jusqu’à présent de peu de poids face à la police », précise Magda. Les chiffres de 2020 s’annoncent pires. (...)

La mobilisation prend de l’ampleur

Avec d’autres femmes, Illana Weizman a lancé il y a quelques mois le mouvement HaStickeriot. S’inspirant des colleuses françaises, leur objectif est de coller sur les murs des villes des affiches sur fond blanc avec des « messages hyper percutants et faciles à se réapproprier », comme « non c’est non », en hébreu, arabe, anglais, français, russe afin de s’adresser à toutes les femmes du pays. (...)

« Il faut arrêter de dire qu’il faut protéger nos filles. Il faut éduquer nos garçons à la question du consentement, et ce, dès le plus jeune âge ». (...)

Pour Magda, ces mobilisations « sont une bonne chose. Petit à petit, les Israéliennes remettent en cause l’ordre des choses. Il y a une prise de conscience que beaucoup de choses ne vont pas dans ce pays ». Beaucoup remarquent à ce sujet la diligence dont ont fait preuve la police et le procureur général dans l’affaire d’Eilat. « Nous félicitons la police et le procureur général, qui ont compris l’importance publique de l’affaire et ont investi beaucoup de ressources dans l’enquête, commente le Rape Crisis Center Israel. Il est temps que cela soit la norme dans tous les cas d’infraction sexuelle ».
L’armée et la « déshumanisation complète »

Pour la docteure P., au-delà de l’émotion légitime, il convient de s’interroger sur ce que les jeunes apprennent à l’armée, et sur l’importance prise par la technologie en Israël. « Il y a quelque chose dans le système militaire qui est central. Israël est en pointe dans les technologies de surveillance », explique-t-elle. Cela vient notamment de l’Unité 8200, l’unité spécialisée de cyber surveillance de l’armée israélienne, qui est à l’origine de l’éclosion de très nombreuses startups dans ce domaine. « Tout passe par la technologie, cela va très loin cette déshumanisation complète, d’abord des Palestiniens, surveillés électroniquement de très près. Les jeunes ont pris l’habitude d’être derrière un écran et de s’approprier ce qu’il y a de plus privé dans la vie des gens. Ils ont désormais des difficultés avec le lien amoureux, qui ne passe plus par la parole, mais par la technologie, les images, les réseaux. Cela laisse les hommes dans une grande solitude ». Mais les conduit aussi à s’exposer : « Beaucoup de jeunes publient des vidéos sur les réseaux ou ils se mettent en danger pour prouver quelque chose. Celui qui filmera la chose la plus dangereuse ou la plus étrange sera le plus remarqué ».

Certes, le phénomène n’est pas propre à Israël, mais cependant la dimension « militariste » y joue un grand rôle, selon la docteure P. « Eilat, après Chypre, après d’autres viols, semble faire partie d’un rituel sauvage et d’une grande brutalité. Comment s’en étonner quand l’humiliation et la violence à l’égard des Palestiniens sont institutionnels ? À ce propos, la femme politique Tzipi Livni avait dit : "il faut que l’ennemi puisse voir que l’on ne se contrôle pas" ». Donc, la violence à l’égard des Palestiniens, des femmes, des jeunes LGBTI, des migrants, vient pour elle « d’habitudes » prises à l’armée, notamment avec l’apprentissage des techniques de cyber harcèlement.

« On parle de la violence masculine et de l’éducation sexuelle, mais aucun lien n’est fait avec notre situation politique, conclut la psychanalyste. Dans ce pays, c’est l’un ou l’autre, c’est toi ou moi, le fort contre le faible. Cela commence avec les Palestiniens, les Éthiopiens, les Africains, les Mizrahim et à la fin on arrive aux femmes et aux enfants. Le toxique est d’abord collectif ».

« La logique ici, pense aussi Magda, c’est d’abord de dominer ». La loi du plus fort ? « Oui, c’est cela, la loi du plus fort. À vomir »…