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Slate.fr
La réaction de la haute fonction publique au mouvement des « gilets jaunes », vue de l’intérieur
Article mis en ligne le 15 décembre 2018
dernière modification le 13 décembre 2018

Sous couvert d’anonymat, un haut fonctionnaire du ministère des Finances raconte comment les responsables politiques et administratifs perçoivent la société française.

L’irruption du mouvement des « gilets jaunes » et de l’expression de la colère par toute une partie de la population française surprend la classe dirigeante française. Cette surprise mérite qu’on s’y arrête car elle est la conséquence d’une évolution idéologique et sociologique de plusieurs dizaines d’années au sein de celles et ceux qui décident.

Comprendre pourquoi le pouvoir parisien est pris par surprise, bien au-delà du couple exécutif, est une première étape essentielle pour réfléchir aux réponses possibles à l’essoufflement du système institutionnel français. Le sentiment est généralisé au sein des élites administratives et économiques d’une anormalité française devant être corrigée et rendant impossible tout nouveau progrès social en France, voire légitimant un durcissement des conditions de vie des moins favorisés.

les titulaires de portefeuilles ministériels du gouvernement actuel et les parlementaires de la majorité présentent une image encore plus déformée que par le passé de la réalité socio-économique française (la représentation des femmes a, elle, en revanche progressé). Cela est assez largement connu, même si on peut être surpris par la faiblesse de la discussion publique à ce sujet et l’absence de mesure concrète pour y répondre, y compris sous des majorités de gauche.

Je peux mesurer quotidiennement à quel point notre propre pays inspire un sentiment d’étrangeté à nombre de ceux qui le dirigent

Au-delà du « qui gouverne », la question de la façon dont les hauts fonctionnaires et les femmes et hommes politiques perçoivent la société devrait encore davantage être l’objet du débat national provoqué par les « gilets jaunes ». En effet, l’irruption sur la place publique de ce front du refus à l’égard des politiques actuellement mises en œuvre répond à une perception de la représentation du monde qui guide les élites dirigeantes, mais qui est finalement assez rarement explicitée. Or l’élection d’Emmanuel Macron a permis une clarification sur la direction donnée à notre pays, sans doute à compter parmi les causes de l’explosion d’exaspération à laquelle nous assistons. Cette direction est cependant ancienne et dépasse largement les clivages partisans.

Cette direction a pour principal moteur un sentiment d’anormalité quant à la situation de la France, et en particulier du niveau de la dépense publique et des protections collectives offertes aux Français et Françaises. Comme haut fonctionnaire, interagissant régulièrement avec les responsables, politiques comme administratifs, je peux mesurer quotidiennement à quel point notre propre pays inspire un sentiment d’étrangeté à nombre de ceux qui le dirigent ainsi qu’une grande frustration. (...)

Les élites administratives et politiques des autres États, la Commission européenne et les institutions financières internationales rappellent souvent à la France leurs doutes sur son modèle économique et social. À l’inverse, on entend rarement célébrer la protection face aux risques de la vie offerte par le système français. (...)

Dans la crise, le système de protection sociale a joué son rôle d’amortisseur pour de nombreux Français et Françaises, en particulier au travers d’un système d’assurance-chômage plus développé que dans la plupart des autres pays européens. Cela conduit à faire penser à de très nombreux membres de la classe dirigeante que les classes populaires et modestes devraient être reconnaissantes du « pognon de dingue » dépensé pour financer la protection sociale, pour utiliser le vocable présidentiel.

Le plus probable est qu’ils essaieront de traduire ce mouvement comme une jacquerie contre le niveau d’imposition (...)

Cette approche rend en revanche invisible la dureté de la vie de nos concitoyennes et concitoyens avec les plus faibles niveaux de revenus. Impossible de comprendre, en comparant les niveaux de minimas sociaux ou de salaire minimum, que ce n’est pas parce qu’on n’est pas condamné à des niveaux de pauvreté extrême tout en cumulant plusieurs emplois comme aux États-Unis que, pour autant, on ne vit pas avec la peur tenace du moindre accident de parcours et une obligation de rationnement de tous ses achats pour tenir jusqu’à la fin du mois. Elle efface aussi le recul des services publics dans une large partie du territoire, en particulier ruraux ou périurbains.

La grande fracture est là, entre une élite politico-administrative qui prend comme point de départ de son rapport au monde la nécessité de normaliser la France en baissant la dépense publique (comme l’a benoîtement dit Jean Viard sur France Inter, le projet présidentiel avait pour objectif de « placer l’entreprise au centre et d’arrêter de s’endetter »), et les couches les plus fragilisées de la population qui considèrent leur situation actuelle comme déjà inacceptable et injuste et perçoivent, avec raison, les réforme adoptées comme ayant pour effet de durcir encore leurs conditions de vie quotidiennes.

L’irruption dans l’espace public de ces voix de Français et de Françaises aux revenus modestes, que l’on ne voit ni n’entend quasiment jamais sur les ondes, bouscule le sentiment d’unanimité sur la direction à donner au pays qui prévaut au sein des cercles dirigeants. (...)

Une réflexion sur une plus juste répartition des charges, y compris de l’accroissement –plus que jamais nécessaire– de la fiscalité environnementale, sera probablement passée sous silence. Cette majorité qui a, parmi ses toutes premières mesures, voté la suppression de l’ISF et une baisse de l’imposition du capital financier, sera probablement sanctionnée électoralement. Mais, plus profondément, les « gilets jaunes » rappellent une nouvelle fois une particularité française, qui devrait être célébrée et non décriée : le refus de la paupérisation et l’exigence de services publics.