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La privatisation du domaine public à la BnF, symptôme d’un désarroi stratégique
Article mis en ligne le 21 janvier 2013

Vendredi, une déclaration commune a été publiée par La Quadrature du Net, SavoirsCom1, Creative Commons France, L’Open Knowledge Foundation France et Communia pour s’opposer aux partenariats de numérisation envisagés par la Bibliothèque nationale de France et validés par le Ministère de la Culture en début de semaine.

Depuis, plusieurs organisations ont souhaité se rallier à ce texte : Framasoft ; Regards Citoyens ; Veni, Vivi, Libri ; Libre Accès, le Parti Pirate Français et Vecam.

Un large front se dessine pour refuser cette dérive vers une privatisation du domaine public en France, comme l’a dénoncée Philippe Aigrain sur son blog. Il explique également sa position dans cet article sur Actualitté, de même qu’Hervé Le Crosnier le fait sous un angle différent d’après son expérience d’éditeur. Je tiens au passage à saluer le boulot remarquable accompli sur cette affaire par Actualitté depuis maintenant des mois.

Plusieurs manifestations de rejet émanant de bibliothécaires ou de professionnels de l’infodoc ont déjà été publiées : chez Olivier Ertzscheid sur affordance.info,qui incite le nouveau CNNum à se saisir de la question ; sur le blog Numeribib dans un hommage à Aaron Swartz et chez Daniel Bourrion sur RJ45, avec un appel très clair à la désobéissance bibliothéconomique si ces projets venaient à se concrétiser.

Au-delà de cette sphère professionnelle, j’ai été particulièrement sensible aux témoignages postés par des professeurs et des enseignants, pour rappeler l’importance que revêt l’accès libre et gratuit en ligne aux oeuvres du domaine public pour leur métier. (...)

Le Ministère ou la BnF se défendront en invoquant les coûts de numérisation et le fait que ces partenariats public-privé permettent de numériser les collections sans alourdir le déficit de l’Etat, à l’heure où le budget de la Culture subit d’importantes réductions.

Mais c’est peut-être dans leur modèle économique que ces partenariats sont justement les plus critiquables. (...)

Financés par le biais des Investissements d’avenir, ces programmes mobilisent de l’argent issu de l’Emprunt national lancé sous l’ère Sarkozy, qui impliquent un remboursement et donc des formes de commercialisation. Or ici, l’exclusivité accordée à Proquest en ce qui concerne les livres va lui permettre de revendre l’accès aux ouvrages à d’autres bibliothèques ou à des universités, étrangères, mais aussi françaises, les corpus concernés présentant un grand intérêt pour la recherche. On aboutira donc à ce paradoxe que l’argent public de l’emprunt sera remboursé par de l’argent public, versé par des collectivités ou des établissements publics. (...)

Par ailleurs, il faut savoir que la BnF est très mal placée pour pleurer sur les moyens dont elle est dotée en matière de numérisation. C’est même sans doute un des établissements les mieux lotis dans le monde. Car en effet, les fonds qu’elle utilise pour la numérisation de ses collections ne proviennent pas de son budget propre ou de dotations du Ministère de la Culture. Ils lui proviennent essentiellement du Centre national du Livre, qui alloue à la BnF la moitié chaque année de la redevance pour copie privée qu’il collecte et redistribue pour le secteur de l’édition. Cette manne a permis à la BnF de conduire depuis 2007 deux marchés de numérisation de masse successifs, qui ont porté Gallica à plus de 2 millions de documents numérisés, soit l’une des plus grandes bibliothèques numériques en Europe et dans le monde.

Par ailleurs, malgré la crise budgétaire, la direction de la BnF semble encore capable de se payer un certain nombre de coquetteries pharaoniques. (...)

Au-delà des aspects financiers, ces partenariats sont surtout révélateurs d’un profond désarroi stratégique dans lequel l’établissement paraît plongé sur les aspects numériques. En effet, la validation par le Ministère de ces accords survient alors que la BnF a annoncé il y a deux semaines que la fréquentation de Gallica a augmenté de 15% en 2012, avec 11 millions de visite. C’est justement la preuve que l’accroissement des collections numérisées et l’accès libre et gratuit au domaine public sur Internet répondent à une attente et constituent un facteur de succès. En se repliant vers une diffusion dans ses salles seulement, la BnF va se couper de cette dynamique.

Pire encore, on sait très bien qu’il est difficile de valoriser des bases de données coupées du web, tout simplement parce qu’il n’est pas possible de mettre en oeuvre des stratégies de médiation numérique des contenus. Or la médiation numérique est justement un des points forts de Gallica, dont le blog, le fil Twitter, la page Facebook, le profil Pinterest rencontrent un véritable succès. Mais cette réussite n’est rendue possible que parce que les documents peuvent être montrés en ligne et cette liberté, c’est le domaine public qui la donne à la BnF.
(...)

Indépendamment du fait que le domaine public subit ici une grave atteinte à son intégrité, qui créera un précédent dommageable dans le secteur culturel, on peut aussi penser que cela conduira la BnF à se marginaliser par rapport aux évolutions de son environnement. Nous sommes en effet à l’heure du développement des Humanités numériques (Digital Humanities), mouvement par lequel les chercheurs dans le monde renouent et réinventent grâce au numérique les valeurs de diffusion du savoir qui étaient celles de la Renaissance.
(...)

Pour terminer, il faut relever que l’arrogance (et/ou la maladresse) a conduit à ce que ces partenariats soient annoncés officiellement quelques jours seulement après que l’on ait appris le suicide de l’activiste américain Aaron Swartz, qui avait justement choisi de s’en prendre à la base de données JSTOR pour libérer des articles scientifiques et des textes du domaine public. Le produit qui sera développé par Proquest à partir du coeur patrimonial de la BnF est très largement similaire à la base JSTOR.

Sans doute, les dirigeants de la BnF et du Ministère ne voient-ils même pas le lien entre la mort d’Aaron Swartz et les partenariats qu’ils ont annoncé.

Mais qu’ils se rassurent, beaucoup le voient très bien et ils ne laisseront pas faire cela.