
Une semaine après l’évacuation par les forces de police d’une assemblée générale à l’université de Strasbourg, ce sont 29 étudiants du campus Condorcet près de Paris qui ont fini en garde à vue. La fébrilité quant à une possible conjonction des étudiants et des salariés contre la réforme des retraites pousse certains présidents d’université à faire appel à une aide policière très décriée.
« Ce qui s’est passé, c’est l’erreur politique de l’année. » Lola, étudiante à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), a passé 22 heures en garde à vue, après que le président du campus Condorcet a appelé la police, mardi 23 janvier 2022, à Aubervilliers. Comme elle, une petite trentaine d’étudiantes et d’étudiants ont passé la nuit en cellule dans différents commissariats de Seine-Saint-Denis, avant d’être relâché·es sans qu’aucun motif de poursuite ne leur soit notifié, selon l’un de leurs avocats.
L’affaire démarre un jour plus tôt. Dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites, une assemblée générale est organisée sur ce campus installé au nord-est de la capitale par les étudiant·es, lundi 22 janvier 2023. En marge de cette AG, une partie des étudiant·es décide d’occuper « la cabane en bois », petit nom donné à un local associatif et culturel installé au fond du campus universitaire. Une vingtaine de minutes plus tard, la police surgit et embarque tout le monde, à la surprise générale.
En effet, la loi garantit aux usagers du service universitaire, étudiants comme enseignants, un droit absolu à « l’expression politique à l’université ». Par ailleurs, la tradition de la « franchise de police universitaire », héritée du XIIe siècle, tend à considérer les universités comme des lieux où « les rassemblements politiques, les contestations » ont une forme de « légitimité » et où il faut éviter « à tout prix de faire venir les forces de l’ordre », explique la professeure de droit public Stéphanie Hennette-Vauchez. Même si rien n’empêche formellement un président d’université, et lui seul, d’appeler la police si la sécurité des lieux et des personnes lui semble menacée, après discussion avec la préfecture. (...)
Les étudiant·es racontent un fort sentiment d’« intimidation » au cours de ces gardes à vue (...)
Sur le campus, c’est l’ébullition. Un rassemblement substantiel se forme, majoritairement composé d’étudiant·es et encadré par une forte présence policière, vers 14 h 30 mardi. Une délégation va chercher le président de Condorcet, Pierre-Paul Zalio, dans les étages des bâtiments. S’ensuivent des échanges houleux avec les étudiants, le personnel, les enseignants-chercheurs, à l’issue desquels Pierre-Paul Zalio finit par appeler le ministère de l’enseignement supérieur et la préfecture, pour demander de faire sortir les jeunes de leur garde à vue. Pierre-Paul Zalio n’a pas répondu aux sollicitations de Mediapart quant aux raisons de son appel aux forces de l’ordre.
Romain Huret, président de l’EHESS, dont une partie des étudiants font partie du campus Condorcet (un conglomérat de onze établissements universitaires, majoritairement dédié à la recherche), raconte avoir quitté « tranquillement les lieux » lundi soir, avec l’assurance que l’AG étudiante se passait bien. Il découvre comme beaucoup avec effarement, à 7 heures le lendemain matin, que 29 étudiants sont en garde à vue, dont trois de l’EHESS. (...)
Pour Vincent Legeay, enseignant-chercheur de l’université de Créteil, présent au rassemblement mardi, toute cette séquence paraît « hallucinante ». « Vu le mouvement autour des retraites qui se prépare, il va y avoir d’autres occupations un peu partout dans les facs. Choisir de faire venir la police est irresponsable et dangereux, les présidents d’université ne doivent pas se sentir autorisés à faire cela. »
Kevin Le Tétour, co-secrétaire fédéral de Sud Éducation, n’est quant à lui guère étonné, malgré l’ampleur du nombre de gardes à vue. Il rappelle les « signes avant-coureurs », ces fermetures de sites universitaires entre les deux tours de la présidentielle à Paris, « dès qu’il y avait des débuts d’AG et de contestation ». (...)
La tentation d’en finir avec la spécificité des lieux universitaires n’est pas l’œuvre de quelques décisions isolées. En 2020, un amendement déposé par des sénateurs centristes est adopté dans le cadre de la loi de programmation pour la recherche (LPR), qui visait à pénaliser certaines forces de mobilisation étudiantes en punissant de trois ans d’emprisonnement le « fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité », « dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement ». Il sera finalement retoqué, car désigné comme un « cavalier législatif » pour le Conseil constitutionnel, c’est-à-dire sans lien réel avec le texte examiné. (...)
« Sans la police, nous aurions eu les traditionnels débats sans fin sur l’occupation. Nous voilà tous réunis, étudiants, personnels, profs, par cette intervention policière injuste, constate Lola. Pour quoi ? Une trentaine de personnes dans une cabane au fond du jardin, qui ont écrit “Face à l’isolement, reprenons nos espaces” sur une banderole... »