
En France, entre 500 et 4000 personnes sans-domicile décèdent chaque année. Cette absence de données rigoureuses témoigne du désintérêt des pouvoirs publics sur la mortalité des sans-domicile. Cet article répond à cette indifférence par une analyse des décès de cette population, en visibilisant ces personnes que l’expérience de la rue et la société ont invisibilisées.
En 2020, au minimum 535 sans-domicile sont décédés. Cependant, aucune donnée ne permet de réaliser une quelconque analyse sur cette année – l’étude du Collectif « Les Morts de la Rue » ne sortira qu’à l’automne 2021. C’est pourquoi, cet article se penche sur la mortalité des personnes sans-domicile de 2019, grâce à l’étude du Collectif « Sur la mortalité des sans-domicile 2019, Enquête Dénombrer & Décrire, 2020 ». (...)
1. Typologie spécifique du Collectif
Le Collectif « Les Morts de la Rue » (CLMR) utilise une typologie particulière pour définir les sans-domicile, qu’il nomme les « sans chez-soi ». Dans cet article, je reprends cette expression. Cependant, je vais commencer par présenter de manière synthétique cette typologie avant d’entrer dans la question principale : celle du décès des « sans chez-soi ».
Pour le CLMR, une personne « sans chez-soi » est « toute personne ayant principalement dormi au cours des 3 derniers mois précédant le décès dans un lieu non prévu pour l’habitation et/ou dans une structure d’hébergement. » Il utilise également l’expression « ancien sans chez soi » qui définit « toute personne ayant été à un moment de la vie dans une situation « sans chez soi » mais qui, au décès, dormait principalement au cours des 3 derniers mois dans un logement personnel. » La troisième expression mobilisée est « personne récemment à la rue », qui définit « toute personne ayant perdu son logement depuis moins de 6 semaines ».
2. Une espérance de vie inférieure à la moyenne
Les conditions de vie insalubres des personnes « sans chez-soi » impactent leur santé. Le CLMR rappelle que les personnes « sans chez-soi » ont davantage de risque de développer des tuberculoses et d’autres maladies respiratoires, mais également des (psycho)traumatismes, des maladies sexuellement transmissibles et des troubles nutritionnels. L’étude SAMENTA[1] réalisée par l’Observatoire du Samu social de Paris et l’INSERM en 2010, estime qu’un tiers des personnes « sans chez-soi » en Ile-de-France souffre de troubles psychiques importants (troubles dépressifs, troubles anxieux chroniques, troubles psychotiques, troubles de l’humeur), mais également des troubles addictifs (alcool, tabac, drogues et médicaments) qui concerneraient 30 % de cette population.
L’expérience de la rue cause de effets considérables sur l’intégrité physique, psychique, neurologique et physiologique, exerçant automatiquement une influence sur la mortalité. (...)
3. Des causes générales de décès
Dans un premier temps, il faut constater qu’il y a très peu d’études en France sur la mortalité des personnes « sans chez-soi ». Les pouvoirs publics ne financent guère ce type d’enquête, ce qui laisse à penser qu’ils sont indifférents à l’égard des centaines de « sans chez-soi » qui meurent chaque année. Les nombreuses études réalisées sont produites par des associations ou à l’étranger. En 2011, un rapport du cabinet Cemka-Eval commandité par l’ONPES[6] pointait déjà la rareté de ces données, tout comme O.Cha[7] en 2013. C’est pourquoi, nous ne connaissons pas la cause du décès pour la majorité des personnes « sans chez-soi ».
En revanche lorsque nous avons des données, de nombreuses études – quasi-exclusivement étrangères - sur la mortalité des « sans chez-soi » exposent régulièrement plusieurs facteurs : les conséquences des substances psychoactives (drogues et alcool)[8] [9] [10], les maladies infectieuses[11] [12], les maladies de l’appareil digestif[13] [14] [15] [16], les tumeurs[17] [18] [19], les maladies cardiovasculaires et respiratoires[20] [21] [22] [23], les maladies de l’appareil circulatoire et les tumeurs[24] [25] [26] [27]. Les conditions de vie des « sans chez-soi » font qu’ils sont plus vulnérables à ce type de maladies. Par ailleurs, il faut constater que les causes exogènes (intoxications, suicides, agressions et accidents)[28] [29] [30] [31] sont forts. (...)
4. Le rapport de 2019 sur la mortalité des personnes « sans chez-soi »
Les chiffres de la mortalité des « sans chez-soi » (...)
La mortalité des « sans chez-soi », une question sexuée ?
La majorité des personnes « sans chez-soi » décédées sont des hommes (89 %), un résultat confirmé par d’autres études[42] [43] - bien qu’il ne soit pas constant. (...)
la surreprésentation des hommes dans les décès pourrait s’expliquer d’une part par leur surreprésentation générale dans la population des « sans-domicile », mais encore plus dans la population des sans-abri qui compose la majorité des décès. Il semble évident qu’il y a une vulnérabilité plus grande pour les populations qui vivent dehors, sans avoir recours aux dispositifs d’urgence et d’hébergement.
En revanche, la moyenne d’âge au décès est similaire : 51 ans pour les femmes et 50 ans pour les hommes, soit une moyenne de 30 ans inférieure à la population générale en France. Le taux d’errance est également le même. (...)
En ce qui concerne la nationalité, la majorité des personnes décédées sont françaises (51 %) alors que selon l’INSEE et les dernières enquêtes – comme celle en 2018 en Ile-de-France -, la majorité des « sans chez-soi » sont étrangers (53 %). Cette surreprésentation des « sans chez-soi » de droit commun doit nous interpeller pour comprendre cette inégalité. Ensuite, lorsque les données étaient possédées – dans 35 % des cas -, le temps d’errance étaient pour 90 % des victimes supérieur à un an, et 33 % d’entre elles avaient une expérience de rue de plus de 10 ans.
En ce qui concerne la composition familiale des personnes décédées – dont nous avons des informations pour seulement 25 % d’entre elles -, la majorité vivait seule (71 %). Nous savons également qu’au minimum 21 % (119 personnes) étaient parents dont 2 % assuraient la garde. C’est encore plus vrai pour les femmes décédées car presque la moitié avaient des enfants (...)
Les deux principaux événements déclencheurs qui ont conduit au sans-abrisme sont les séparations conjugales et familiales (32 %), et l’expulsion du logement (9 %). Cependant, cette information doit aussi être prise avec précaution puisque nous possédons cette donnée seulement pour 17 % des personnes décédées. Pour finir, l’étude constate que dans 12 % des cas, au minimum, il y avait l’existence d’un placement à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) dans le passé. Ceci corrobore avec le fait qu’au moins 20 % des jeunes qui se retrouvent « sans chez-soi » (18-25 ans) sont des anciens suivis de l’ASE.
Sur le détail des décès des « sans chez-soi » (...)
La région Ile-de-France est surreprésentée avec 40 % des décès, ce qui s’explique par la forte présence de personnes « sans chez-soi ». En effet, le préfet d’Ile-de-France déclare que chaque nuit, c’est au minimum 100 000 personnes qui sont hébergées, soit presque 1 % de la région. En ce qui concerne les lieux principaux de décès, la voie publique et les abris de fortune composent 48 % des décès, 26 % pour les lieux de soins et 10 % en hébergement. Si les causes externes expliquent mieux les décès sur la voie publique, ceux en lieux de soin ou en hébergement sont plutôt le fruit de maladie. (...)
L’âge moyen de décès entre les personnes hébergées et à la rue est sensiblement le même : 54 ans pour les premiers contre 50 ans pour les deuxièmes. Par ailleurs, si les personnes sans-abri décèdent plus souvent dans la rue, notamment par des causes externes (agressions, accidents, suicides etc.), les personnes hébergées décèdent plus logiquement dans les lieux de soins (hôpital, LHSS, CHRS etc) et leur hébergement par les tumeurs et les graves maladies.
Conclusion
Comme nous l’avons vu dans cet article, les données sont incomplètes et très inégales en fonction des critères sélectionnés. Le CLMR dénonce cette absence de prise en considération par les pouvoirs publics de la mortalité des « sans chez-soi ». Peu d’études sont réalisées en France, des données pourtant d’une importance capitale. Si les statistiques ont souvent tendance à invisibiliser les personnes en « chair et en os » en ne devenant plus qu’une variable sur une courbe ou dans un chiffre froid dans un tableau Excel, ici, la statistique sur la mortalité des personnes « sans chez-soi » permet au contraire de visibiliser ceux et celles que la société a rendu invisibles. C’est pourquoi, les études sur leur mortalité, mais surtout sur leurs parcours de vie en général, doit devenir une priorité afin d’adapter en urgence nos politiques sociales, de prévenir les causes multiples du sans-abrisme, et peut-être, faire en sorte que l’expérience de la rue ne soit qu’une réalité ancienne.