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la vie des idées
La lutte sociale en Russie
Article mis en ligne le 29 avril 2019
dernière modification le 26 avril 2019

Dans un contexte global de montée générale des populismes, des inégalités, des autoritarismes et des politiques économiques néolibérales, la Russie peut être considérée comme un cas extrême. La rapidité et l’ampleur des chocs politiques, géostratégiques, économiques et sociaux qui ont secoué le pays depuis la chute de l’Union soviétique ont fait de ce pays anciennement communiste l’un des plus inégalitaires au monde et l’un de ceux qui mènent le plus brutalement le démantèlement de son système de protection sociale.

Cette brutalité et ce rythme accéléré des réformes néolibérales ont largement fait obstacle aux résistances sociales à ce qu’on peut appeler, à la suite de Michael Burawoy interprétant Karl Polanyi, la marchandisation forcée et socialement dévastatrice (...)

l’émergence d’une critique sociale au sein des milieux populaires russes paupérisés, disqualifiés et invisibilisés, appelle tout particulièrement l’attention. On les nommera ici prolétaires déclassés – déclassés en raison à la fois de la rétrogradation sociale brutale et du discrédit dans lequel est tombé le discours de classe. Si dans un pays ayant aussi radicalement tourné le dos au « socialisme » la critique sociale refait surface, il est urgent de s’intéresser aux manifestations de cette critique et aux voies qu’elle a prises pour se frayer un passage. (...)

l’expérience que les gens d’en bas font de cette inégalité dans leur vie quotidienne n’est pas si éloignée de celle que font d’autres couches populaires dans d’autres sociétés, y compris en France. La Russie n’est pas exceptionnelle, certains chercheurs ont même pris la plume pour démontrer sa « normalité » [4] ; elle montre avec beaucoup de visibilité ce qui advient du social dans un pays mêlant démocratie autoritaire et néolibéralisme postsocialiste.

Dans la Russie contemporaine, le social est largement constitué des couches paupérisées et précaires, qui représentent non pas une minorité, mais la majorité de la population. (...)

Après l’amélioration du niveau de vie qui s’est produite dans les années 2000, la tendance est allée en s’aggravant avec la crise financière mondiale de 2008, puis la crise consécutive à l’annexion de la Crimée en 2014. Chute du rouble, sanctions économiques de l’Occident et contre-sanctions russes, baisse du prix du pétrole ont conduit les salaires et les revenus réels à diminuer régulièrement ; les arriérés de salaires recommencent à s’accumuler ; les formes non-standards et informelles du travail refleurissent (...)

Comment, dans des conditions de paupérisation généralisée et dans un régime autoritaire et oligarchique, les gens, y compris et même surtout les plus démunis, parviennent-ils à développer une critique sociale, à composer du commun et parfois même à se mobiliser ? Un espace social est en train de se construire sous les yeux des observateurs attentifs, dans ce « magma de significations imaginaires » dont parle Cornélius Castoriadis [8], dans un mouvement d’articulation improbable entre des tendances qui pourraient sembler contradictoires : la découverte de l’espace national, l’ouverture de l’imaginaire social à un vaste « nous » ancré dans des expériences de domination et d’exploitation vécues comme communes, la critique sociale centrée sur la contestation des inégalités sociales. (...)

Aujourd’hui, la plupart des gens ont retrouvé leurs repères, renoué les liens sociaux ; ils s’ouvrent les uns aux autres et sont capables de critique sociale et d’imaginaire social (...)

D’un côté, la plupart des Russes redécouvrent qu’ils font partie d’une nation et réapprennent qu’ils peuvent en être fiers. De l’autre, si la Russie est riche et si le peuple russe est de valeur, « comment est-il possible que les gens y vivent si pauvrement ? » : telle est l’interrogation qui se retrouve fréquemment, dans les propos des membres des couches populaires.

Cette interrogation va au-delà de la simple comparaison entre les faits et les discours. (...)

que les gens aspirent à se retrouver, en toute connivence, pour se parler et éprouver la liberté de parler, y compris dans la critique, l’incorrection ou l’irrévérence. (...)

Dans les cours d’immeuble, les femmes se rassemblent, discutent, échangent, parfois prennent part ensemble à des travaux d’embellissement de la cour ou s’indignent de la gabegie des services communaux. À Astrakhan, contemplant les habitants de son immeuble occupés à planter des arbres dans la cour, une vieille femme s’exclamait que c’était « comme si je me réveillais de 20 ans d’hibernation ». Cette socialité peut renvoyer aux images des discussions interminables dans les cuisines des appartements communautaires sous l’Union soviétique, mais elle se développe moins d’une manière cachée ou informelle que sous le mode d’une formation d’espaces, y compris lors de manifestations publiques, ouverts à l’expérience d’une fraternité dégagée des jugements moraux ou politiques disqualifiants. (...)

Dans ces espaces du quotidien émerge la critique sociale sur un mode souvent ironique. (...)

Ce qui marque dans les échanges, c’est le parler simple, irrévérencieux et direct, souvent exagérément grossier ou politiquement incorrect, utilisé surtout pour opposer le réel terre-à-terre au discours abstrait qui serait fictif, bien-pensant ou donneur de leçons.

Les conversations du quotidien se politisent souvent au travers d’une ironie irrévérencieuse et grossière qui pourrait rappeler les résistances souterraines de l’époque soviétique, mais qui entre également en résonnance avec les modes de résistance des dominés et des classes populaires un peu partout dans le monde (...)

le « nous » est ancré dans l’expérience du travail, il comprend les collègues, mais s’élargit aux autres travailleurs et même aux retraités du pays dans son ensemble.
L’émergence d’un « nous » populaire

Ce « nous » s’inscrit dans les espaces du proche ré-habités, dans les interactions et conversations de la vie quotidienne, où les critiques des inégalités sociales, de la politique et du gouvernement sont légion. Ce sont ces conversations « entre nous » qui construisent un espace commun. Celui-ci est ouvert aux autres qui, bien qu’absents, sont figurés comme partageant la même expérience de vie et le même « avis ». (...)

Ce « nous » s’affirme également contre les dirigeants politico-économiques qui s’enrichissent sur le dos des travailleurs.

Les manifestations sociologiques de ce « nous », appréhendées sous la forme d’une auto-identification sociale, sont plurielles : le « nous-ouvriers », le « nous-petits entrepreneurs » (qui travaillent dur pour s’en sortir) et le « nous-pauvres habitants de province ». C’est ce « nous » pluriel en formation que je traduis par classes populaires, petit peuple ou prolétaires, et qui justifie de parler de la gestation d’un imaginaire populaire.

La critique que nourrit cet imaginaire populaire s’exprime parfois publiquement, dans des actions de protestation. (...)

Ce « nous » prend les dimensions de la nation imaginée, une nation clivée, contrairement à la vision d’une nation une et unie diffusée par la propagande patriotique. Ce « nous » alimente et est en même temps alimenté par la configuration d’un « eux ». Et le clivage se fait selon des critères sociaux plutôt qu’ethniques ou moraux : « eux », ce sont surtout les oligarques qui confisquent les richesses du pays et monopolisent l’État, ce sont les exploiteurs contre les exploités, les profiteurs contre les travailleurs, le centre contre les régions.

La critique se fait alors revendication ou au moins aspiration, en tout cas ne reste pas pur sentiment ou lamentation. La majorité des revendications portent sur la redistribution sociale et économique entre les régions, les riches et les pauvres, les détenteurs du pouvoir et les simples citoyens. Si elles s’adressent à l’État, elles demandent avant tout un État débarrassé des oligarques, l’État tel qu’il existe actuellement étant perçu communément comme un État oligarchique. Enfin, une grande partie des revendications portent sur la participation politique (...)

Imaginaire populaire, critique sociale, revendications d’un État débarrassé de l’oligarchie, politique rabattue sur le terre-à-terre : autant de caractéristiques qui font entrer en résonance le monde des prolétaires déclassés de Russie et celui des Gilets jaunes qui, eux aussi, redécouvrent la fraternité en se réconciliant avec leur expérience du quotidien, en la partageant et en en faisant le socle de leur critique sociale. (...)

Ce qui contrarie les capacités de mobilisation des prolétaires russes est le sentiment profondément enraciné d’impuissance à changer l’ordre des choses. Ce sentiment est ancré dans la certitude de vivre en régime oligarchique. Au contraire, les milieux populaires Gilets jaunes, socialisés dans l’idée de vivre dans une « grande démocratie patrie des droits de l’homme », découvrent, sur le mode de la surprise, le caractère oligarchique de l’État (certains ont même rapporté avoir dû chercher le sens du mot « oligarchie » dans un dictionnaire). Cette habituation à l’oligarchie est une raison pour les classes populaires russes de baisser les bras ; la surprise, partagée, en est une pour les Gilets jaunes de se soulever.