
Le Bénin est connu pour le trafic international d’enfants. C’est la parole de ces derniers, qui, faute d’alternative réaliste, décident (ou acceptent) de travailler, conscients des difficultés qui les attendent, mais résolus à partir, que Anne-Laure Wibrin et Jean-Michel Chaumont sont parvenus à recueillir.
Depuis une dizaine d’années, le Bénin est connu pour être un pays où se pratique à grande échelle un phénomène unanimement dénoncé : la traite des enfants [1]. Des ONG, l’UNICEF et certaines autorités locales engagent d’importants moyens financiers et humains pour lutter contre ce qu’elles estiment être un véritable fléau. Les recherches de Jean-Michel Chaumont ayant progressivement aboutit à la conclusion que les discours sur la traite des femmes correspondent davantage à la fabrication d’un mythe (jeunes filles innocentes vendues contre leur gré) qu’à la réalité (femmes migrantes à la recherche d’une situation qu’elles estiment préférables) (1), nous nous sommes demandé ce qu’il en était de la traite des enfants. Dans la mesure où le discours sur la traite des enfants a historiquement pris ses racines dans le discours sur la traite des blanches, il y avait lieu de supposer que les mêmes distorsions des réalités soient à l’œuvre. L’hypothèse s’est malheureusement vérifiée (2). Cherchant à savoir qui sont ces enfants qualifiés d’enfants-esclaves, quelles épreuves ils ont endurées et quelles aides leur sont apportées, nous sommes partis trois mois au Bénin (3). D’emblée les réponses nous ont parues beaucoup plus complexes que la vision grossièrement manichéiste présentée par les ONG en quête de donateurs dans les pays occidentaux.(...)
Au Bénin, ainsi apparemment que dans la plupart des pays de la région, il n’est pas habituel de demander ce qu’ils en pensent aux bénéficiaires des programmes d’aide. Généralement, ni les enfants, ni leurs familles ne sont consultées.(...)
Prendre au sérieux les diagnostics portés par les mineurs eux-mêmes ne signifie évidemment pas céder à l’illusion selon laquelle eux seuls détiendraient les clefs des solutions de leurs problèmes. Mais le refus de cette illusion ne dispense pas de la nécessité d’entendre ce qu’ils ont à dire. (...)
D’emblée, les récits des enfants sur leur « sauvetage » des carrières de pierres sont nous ont interpelés. A la question de savoir quel est leur pire souvenir au Nigéria, leur réponse concerne ce moment de « libération » (13). Unanimement, ils nous diront que « c’est là qu’il y a eu le plus de souffrance ». En effet, une fois « libérés » de leurs exploitants, ils sont restés des semaines, voire des mois, aux mains de la police nigériane sans comprendre ce qui leur arrivait, ce qu’ils avaient fait de répréhensible pour être enfermés dans un commissariat, mal nourris, maltraités, et témoins d’une violence omniprésente entre les détenus ou, plus encore, exercée par les policiers sur ces derniers. Les enfants nous ont décrit minutieusement les sévices infligés aux prisonniers torturés, recevant une balle dans le talon en guise d’avertissement et, pour certains, battus à mort devant leurs yeux. Ils nous ont tous mimé avec précision cette maltraitance. Ils ont l’impression d’avoir eux-mêmes été traités comme des criminels. Ce que l’Unicef présente comme une « libération », loin d’être vécu comme telle -même par ceux qui finalement sont soulagés de n’être plus dans les carrières- a été vécu comme un réel traumatisme.
Après leur passage par les commissariats, les autorités nigérianes vont remettre les enfants aux autorités béninoises. Ne pouvant être tous logés dans les centres d’accueil prévus à cet effet, ils sont accueillis dans le stade de football de Cotonou. Ils y reçoivent nourriture, logement et un « encadrement psychologique ». De grandes cérémonies prennent place. Les mineurs disent ne pas vraiment comprendre ce qui leur arrive. Alors que des discours officiels sont organisés par et pour les ONG, les autorités et les médias, personne ne prend la peine d’expliquer aux « rapatriés » qu’ils sont désormais « sauvés ». Encore traumatisés par l’expérience en commissariat, ils ignorent où ils sont tombés et craignent d’apprendre que les leurs ont été arrêtés pour trafic d’enfants. Ils subissent ce qu’ils pensent être des interrogatoires (les entretiens psychologiques) : sont-ils contents d’avoir été libéré, d’où viennent-ils, que veulent-ils faire désormais ? Dans les comptes rendus retrouvés dans les archives de la délégation TDH à Cotonou, nous lirons que 90 % d’entre eux ont déclaré ne pas vouloir rentrer.
Il n’empêche, les ONG, dans le souci du bien-être des enfants, tentent de localiser les familles des jeunes victimes pour les y reconduire. Contrairement à ce qu’elles imaginaient, les parents non plus ne souhaitaient pas ce retour.(...)
Un des effets pervers pour les bénéficiaires qui partaient souvent dans l’espoir de parvenir à se payer leur scolarité ou leur apprentissage et qui finalement, « grâce » aux ONG, ont ce qu’ils souhaitaient, est qu’ils sont considérés par leurs pairs comme des profiteurs, chançards, étiquette qu’ils disent continuer à devoir porter lourdement. Une fois de plus, on n’a visiblement pas pris la peine de leur expliquer en quoi consiste au juste l’aide qui leur est accordée. Ils prennent ce qu’on leur donne et cherchent à obtenir davantage mais sans savoir exactement ce à quoi ils peuvent prétendre. Ils savent, parce qu’ils l’ont vu, que leur inscription à l’apprentissage est payée et qu’au début leur nourriture était payée en partie. Par contre, en ce qui concerne le présent et le futur, ils ne savent pas ce qui leur revient. Ne voyant plus venir l’argent de la nourriture, ils se demandent si c’est leur patron qui le reçoit et le garde ou s’ils n’en ont plus. Comme même au sein du personnel de l’ONG dispensatrice, personne ne semble le savoir au juste, nombreux sont ceux qui se sentent lésés. (...)
Le premier résultat de la consultation fut donc de distinguer très nettement deux groupes parmi les mineurs rapatriés du Nigéria que nous avons pu rencontrer : ceux qui regrettaient l’intervention des ONG et ceux qui s’en montraient satisfaits, ceux qui pouvaient sans crainte envisager de repartir au Nigéria et ceux pour lesquels c’était exclu.
Les arguments les plus fréquemment mobilisés contre le travail des enfants ne sont donc pas susceptibles de convaincre les intéressés, leurs parents ou les autres membres de leurs communautés. Pourtant, les contre-arguments invoqués ne modifient en rien le jugement des organisations internationales, qui préfèrent les ignorer. (...)