
Les romans et la poésie syriennes racontent depuis cinquante ans la répression, la dictature, la torture, la prison et la terreur. Plus libre que la parole politique, la littérature a emprunté d’autres chemins pour témoigner en filigrane des prémices de la révolte de 2011.
Les littératures sont inextricablement liées aux sociétés dont elles sont originaires et constituent pour cette raison des instruments indispensables à la construction d’un récit différent de celui proposé, par exemple, par l’histoire officielle. Dans les régimes politiques où le travail de propagande est particulièrement fort et dans la période actuelle dominée par la « post-vérité »1, la fiction littéraire apparaît souvent nécessaire, car elle s’avère, paradoxalement, le témoignage le plus proche de la réalité. Des « petits événements » racontés par les écrivains et les poètes peuvent se dégager les mécanismes et les dynamiques desquels pourrait émerger un « grand événement », comme une révolution.
Dans le chaos syrien actuel, semblable à une longue et exténuante partie de Risk, les réelles motivations qui ont amené il y a six ans à l’éclatement de la révolution ont été englouties par le trop-plein de joueurs sur le terrain. La révolte syrienne est désormais présentée uniquement comme le produit des calculs politiques de l’alliance entre les États-Unis et les pays du Golfe. Mais, depuis longtemps, les écrivains syriens racontent une tout autre histoire, longue de presque cinquante ans.
« TERRE DE RÉPRESSION » (...)
Le nouveau gouvernement, guidé par le Conseil de la révolution, utilisa largement l’« étouffante » loi d’urgence (promulguée en 1962) qui limitait fortement les libertés individuelles et collectives et qui, cinq ans après, porta à la création de la Cour suprême pour la sécurité de l’État, un tribunal spécial pour les opposants politiques. La censure et le climat de terreur réduisirent au silence un pays entier, bâillonnant tout type d’opposition. À l’inverse, dans ces mêmes années, le célèbre poète syrien Nizar Qabbani rêvait à l’utopique naissance d’une république de l’amour, opposée à ces systèmes de gouvernement qui, pour perpétuer leur survie, avilissent les rapports humains et bloquent tout progrès :
Les régimes s’opposent généralement au poète, car ils représentent le conservatisme et l’immobilisme, alors que le poète est le symbole de la volonté de mouvement et de changement.
Nizar Qabbani, Qissati maa al-shir. (...)
En 1970, le ministre de la défense Hafez Al-Assad lança son « Mouvement correctif », un nouveau coup de force interne au parti, et s’autoproclama premier ministre, transformant définitivement la Syrie en terre de répression. (...)
En 1973, une nouvelle Constitution, qui livrait « généreusement » à Assad tous les pouvoirs, fut promulguée. Le nouveau rais forma son gouvernement suivant un système clientéliste inébranlable, confiant la majeure partie des postes de pouvoir à des hommes de son clan, appartenant pour la plupart au groupe religieux minoritaire alaouite. Le régime fonda son autorité sur la torture, la propagande, le culte de la personnalité, la censure des moyens d’information et le contrôle réticulaire de la société à travers un État policier. Infiltrés dans chaque coin du pays, les moukhabarat, les redoutés services secrets syriens, exerçaient une surveillance constante pour « défendre » le président et le parti, arrêtant quiconque offensait cette sorte de demi-dieu et son Olympe. (...)
Dans les années 1980, le régime multiplia les arrestations et les exécutions sommaires des opposants politiques, visant particulièrement les membres des Frères musulmans. Ce qui pouvait apparaître comme une simple lutte confessionnelle entre sunnites et alaouites ou comme une confrontation entre État laïc et socialiste et partis religieux correspondait plutôt à une volonté d’anéantir ces groupes autour desquels aurait pu se former un mouvement important d’opposition au régime. (...)
Aussi conformes à la réalité qu’ils soient, les travaux cités jusqu’ici sont le fruit de l‘imagination des auteurs, mais, hélas, nombreux sont les intellectuels syriens qui ont aussi pu écrire leurs souvenirs personnels de la prison. C’est le cas du roman La coquille (Babel, 2012 ; traduction S. Dujols) de l’écrivain Moustafa Khalifé, et du recueil de poèmes Ni vivant ni mort (Al Dante, 2012) de Faraj Bayrakdar. (...)
En 2000, Hafez Al-Assad meurt. Son fils Bachar, « Monsieur Futur » comme le surnomme ironiquement l’intellectuel Samir Kassir, assassiné en 2005, hérita le pouvoir de son père après un brusque changement de Constitution pour la rendre conforme à son âge. Le discours d’intronisation du nouveau président fit espérer un réel changement de la situation syrienne, mais le « Printemps de Damas » n’a jamais fleuri. « Le Manifeste des 99 », dans lequel, en septembre 2000, les intellectuels syriens avaient demandé d’abroger la loi d’urgence et de rétablir les libertés, a été ignoré par le régime. L’arrestation du député Riyad Seïf en 2001 a au contraire donné le départ d’un nouveau cycle d’épurations.
Pourtant, sans attendre de signes d’en haut, cette société terrorisée et pétrifiée que Moustafa Khalifé avait observée en sortant de prison, a lentement changé. La révolution qui éclate en 2011 a été la conséquence de ce changement et la plus naturelle des réponses aux années de dictature. Après six ans de mort et de siège, les si nombreux Syriens contraints de quitter leur pays continuent de s’opposer au gouvernement de Bachar Al-Assad depuis leurs pays d’exil. Parmi eux, le photographe Jaber Al-Azmeh qui dans Wounds raconte la révolution et l’oppression, ou encore utilise dans The Ressurection le journal de propagande Al-Ba’th (dont la traduction est justement « Résurrection ») pour faire « parler » le peuple syrien.
Derrière la rhétorique toujours valide des mots al-amn wa al-istiqrar (sécurité et stabilité), les homicides et les tortures continuent d’être le quotidien du gouvernement de Monsieur Futur. (...)
Le dernier rapport d’Amnesty International (février 2017) dénonce le fait qu’entre 2011 et 2015, dans la seule prison de Saidnaya, environ 13 000 personnes sont mortes par pendaison après avoir été soumises à des tortures répétées et systématiques… Et le peuple syrien attend toujours ce « printemps qui devrait faire éclore les roses desséchées de Damas »3.