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Mediapart
La liberté d’expression et ses caricatures
Article mis en ligne le 19 novembre 2020
dernière modification le 18 novembre 2020

Faire de la liberté d’expression l’étendard de la France, et des caricatures de Charlie Hebdo son expression structurante, est-ce prendre le risque de transformer un repère nécessaire en réflexe identitaire ? Éléments de réponse sur un débat souvent caricatural.

« Si vous avez des questions sur la France, appelez-moi ! » Ainsi Emmanuel Macron a-t-il conclu le coup de téléphone furieux qu’il a donné en fin de semaine dernière au New York Times, et que le journal relate dans un article instructif intitulé « Macron contre les médias américains ».

Le président français a directement fait part, par lettre ou par téléphone, de son ire sur la façon dont plusieurs journaux anglo-saxons, du New York Times au Financial Times, ont traité la séquence entourant la décapitation de Samuel Paty, en s’indignant de l’incompréhension avec laquelle ces médias auraient abordé les différences de valeurs, de part et d’autre de l’Atlantique, autour de la religion, de la laïcité mais aussi de la liberté d’expression. (...)

Les animateurs de la revue Le Grand Continent, éditée par le Groupe d’études géopolitiques, une association indépendante domiciliée à l’École normale supérieure, ont, eux, pu poser toutes leurs questions au président et viennent de publier un (très) long entretien sur la « doctrine Macron » dans lequel celui-ci explicite les choses.

Pour le président, tout le débat récent « a consisté, au fond, à demander à l’Europe de s’excuser des libertés qu’elle permet. Et en l’espèce à la France. Et le fait que ce débat ait si peu vécu en Europe, ou qu’il ait été structuré de manière si gênée, dit quelque chose de la crise morale qui est la nôtre ». Or, affirme-t-il, « nous sommes un pays de liberté où aucune religion n’est menacée, où aucune religion n’est malvenue ». Toutefois, « nous ne sommes pas multiculturalistes, nous n’additionnons pas les façons de représenter le monde côte à côte, mais nous essayons d’en construire une ensemble, quelles que soient après les convictions qu’on porte dans ce qui est l’intime et le spirituel ». (...)

Ce droit à la liberté d’expression se fonde, de part et d’autre de l’Atlantique, sur plusieurs textes fondamentaux. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui rappelle que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme », le premier amendement de la Constitution des États-Unis, ratifié en 1791, qui affirme que « le Congrès ne fera aucune loi qui […] restreigne la liberté de parole », ou la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui énonce que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression ».

Les propos du président de la République ont ainsi le mérite de rappeler que la France a fait de la liberté d’expression un de ses principes cardinaux, alors que ce droit fondamental est dénié dans de nombreuses parties du monde. Mais le fait de brandir la liberté d’expression en bandoulière à la face du monde peut aussi paraître hypocrite de la part d’un pouvoir qui, dans le même temps, ne s’en soucie pas toujours à l’intérieur, quand il fait par exemple aujourd’hui même voter une loi empêchant les citoyens de filmer la police. (...)

Invité des « Matins » de France Culture mardi 17 novembre, Jean-Marie Delarue, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, s’est ainsi inquiété de « reculs de la liberté d’expression » en pointant le fait que « les médias écrits dans ce pays sont propriété de cinq milliardaires et que personne n’y fait plus attention », ou le fait « de retirer certains délits de la loi de 1881 » qui régit et protège la presse en France.

Faire de la liberté d’expression une part de l’identité et de la grandeur française pose aussi problème lorsqu’on fait, dans le même temps, l’impasse sur trois éléments que pointe le philosophe Denis Ramond, auteur de La Bave du crapaud. Petit traité de liberté d’expression (Éditions de l’Observatoire, 2018) et de Images défendues (Classiques Garnier, 2018).

Le premier est qu’en France, la « faible attention théorique portée à la liberté d’expression est frappante au regard de l’importance qu’elle prend dans les débats publics ». Le principe est ainsi d’autant plus mis en avant qu’il n’est jamais mis en perspective, ni interrogé dans ses effets et ses formulations.

Le deuxième est que l’opposition entre la France et les États-Unis est largement surestimée, ou en tout cas essentialisée, alors qu’elle est davantage juridique qu’intrinsèque. (...)

Troisième élément – sans doute le plus important –, tous les textes fondamentaux qui formulent et garantissent la liberté d’expression énumèrent aussi des limites à celles-ci, même si Denis Ramond note que celles-ci ne « brillent ni par leur cohérence, ni par leur clarté ».

L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ratifiée à Rome en 1950, qui est le premier à indiquer que « toute personne a droit à la liberté d’expression », la conditionne aussitôt en affirmant que l’exercice de celle-ci « peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Ce qui doit paraître large à celles et ceux qui en font aujourd’hui un étendard intouchable. (...)

Sans suggérer pour autant que le fait de heurter telle ou telle sensibilité constitue une raison de dénier à une parole ou une image le droit d’exister, ni entrer dans le détail philosophique des limites opposables à la liberté d’expression, le chercheur Denis Ramond montre que deux interprétations de celle-ci s’opposent : l’une offensive, l’autre tolérante.

Trancher entre ces deux interprétations, explique François Héran dans sa roborative « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » publiée par La Vie des idées, suppose d’abord d’éviter le « piège sémantique grossier » qui voudrait « reformuler le dilemme en termes psychologiques ou moralisants : vous serez “courageux” si vous persistez à offenser l’autre, “lâche” dans le cas contraire ».

Et même s’il n’est pas possible de choisir définitivement entre ces deux interprétations sans faire abstraction de situations politiques ou d’argumentations juridiques qui les bousculent sans cesse, il demeure des façons de s’orienter dans ces questions souvent brouillées ou instrumentalisées.

Une première suppose de donner place, dixit Denis Ramond, à deux « éléments négligés » dans la manière dont sont d’habitude posés les débats autour de la liberté d’expression, à savoir « la subjectivité des récepteurs, ainsi que la nature des rapports entre le récepteur et le locuteur ».

Une deuxième impose de se souvenir, pour le dire comme Pierre Tévanian, enseignant et animateur de LMSI (Les Mots sont importants), que dans un moment où « se polarise depuis des années entre les “Charlie”, inconditionnels de “la liberté d’expression”, et les “pas Charlie”, soucieux de poser des “limites” à la “liberté d’offenser” », ni la liberté d’expression ni sa nécessaire limitation « ne doivent en fait être posées comme l’impératif catégorique et fondamental ». (...)

Une troisième exige de porter à chaque fois son attention sur l’image ou le texte, mais aussi sur le contexte dans lequel ceux-ci se déploient. (...)

ce n’est pas la liberté d’insulter et de caricaturer la religion en France qui fait problème : c’est l’inexistence de cette liberté dans de nombreux États du monde et son rejet de fait par certaines religions et d’autres cultures. Ce qui n’est plus blasphème pour nous le reste éminemment chez d’autres ! »

Faudrait-il pour autant se censurer en France ?, interrogent alors les auteurs, en notant que « pour les journalistes de Charlie Hebdo, la réponse est sans équivoque : il ne faut pas céder d’un pouce sur la liberté de caricaturer les religions. Sinon, ce serait donner raison aux assassins, ce serait admettre des limites à la liberté d’expression et appeler, de fait, à l’autocensure. Au Danemark, où cette “logique de l’honneur”, pour reprendre l’expression de Philippe d’Iribarne, très française, n’a pas cours, le journal qui avait publié le premier les caricatures a fait le choix inverse. Lâcheté ou sagesse politique ? La question est réelle ». (...)

Le philosophe Denis Ramond notait, en conclusion de son ouvrage, que « chacun admet que la nocivité représente la limite légitime de la liberté d’expression », mais que « personne n’est d’accord sur la signification et la nature des nuisances ». Ce qui n’est pas étonnant « tant les idées que nous nous faisons de la liberté d’expression dépendent de conceptions de la morale, de la bienséance ou de la vie en communauté ».

Ce lien profond entre l’expression de ce qu’est la communauté et ce que désigne la liberté d’expression explique ce qu’exprimait bien Soulayma Mardam Bey dans le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour en date du 27 octobre 2020 : « Pour beaucoup de Français, les caricatures sont aujourd’hui le symbole même de leur identité. Pour beaucoup de musulmans au Moyen-Orient, elles sont la négation de la leur. Ce dialogue de sourds prend actuellement des proportions démesurées, chacun se drapant dans une conception puriste et quelque peu anachronique de qui il est, la République pour les uns, l’islam pour les autres, comme si l’une et l’autre, en plus d’être par nature inconciliables, répondaient de surcroît à des critères immuables, hermétiques au temps et à l’espace. »