LA décision de créer, en France, des fonds de pension par capitalisation a-t-elle vraiment pour objectif de préserver le système de retraite ? Ne s’agit-il pas plutôt d’étendre la zone d’influence de la sphère financière ? Banquiers, assureurs et chroniqueurs économiques insistent en permanence sur plusieurs données : la population française vieillit ; la durée de vie moyenne d’un homme à la retraite s’est accrue de cinq ans en un quart de siècle ; la cohorte des enfants du baby-boom de l’après- guerre, ayant cotisé plus longtemps, bénéficiera de retraites plus élevées au moment précis où les classes creuses auront à en supporter le poids ; le rapport actifs-inactifs ne cesse de se dégrader, etc. Ce constat ne souffre pas de discussion. Ce qui est en cause, ce sont les conséquences que l’on en tire et, surtout, la logique qui sous-tend le raisonnement.
Car, à bien écouter les porte-parole du lobby des fonds de pension, on pourrait avoir le sentiment que le contexte économique va demeurer stable dans les prochaines décennies, qu’en 2017 ou 2037 la situation sera exactement identique à celle de 1997. (...)
C’est « oublier » que, si la productivité horaire de chaque salarié continue, d’ici là, à croître au rythme moyen constaté sur la période 1992-1994, soit 2 % par an, elle aura, à cette date, été multipliée par 2,4. Et ce à durée de travail égale. Autrement dit, en 2040, la production de 1,7 salarié sera égale à celle de 4 salariés de 1995 : elle pourra donc financer davantage de retraités.
Si, par ailleurs, en France, la population occupée a pu passer de 21 à 22
millions de personnes entre 1973 et 1995 — en dépit d’une diminution de 40 à 35 milliards du nombre total annuel d’heures travaillées dans la nation -, c’est que le volume annuel de travail fourni par chacun de ces actifs s’est abaissé de 1 900 à 1 600 heures. Aux normes de 1973, la population occupée ne s’élèverait, en 1996, qu’à 18,5 millions d’individus. L’alourdissement des charges n’est donc pas aussi considérable, évident et fatal qu’on veut nous le faire admettre.
La crise, rétorquent certains, limite les capacités de financement. Certes, l’augmentation annuelle de la masse salariale n’est plus, depuis 1986, que de 1 %, contre 5 % pendant les « trente glorieuses ». Il faut cependant rappeler ici que, quelle que soit l’assiette d’un prélèvement, c’est toujours, en dernier ressort, le produit national qui détermine les limites de l’économie. (...)
Il n’y a donc pas d’épuisement des capacités du système.
Face à ces données, l’incohérence des solutions proposées en France laisse songeur. D’une part, concernant les prestations, on met en place des politiques restrictives : allongement de 37,5 ans à 40 ans de la durée de cotisation nécessaire à l’obtention d’une pension pleine, calcul de celle-ci sur les 25 meilleures années au lieu de 10 auparavant, indexation sur les prix et non plus sur le salaire réel. Ces mesures sont prises en pleine récession, et alors que le gouvernement supplie le consommateur... de consommer. D’ailleurs, presque tous les pays de l’Union européenne font face aux conséquences de l’accroissement de l’espérance de vie en différant l’âge du départ à la retraite — ou en « étirant » la période de cotisation. Mais, d’autre part, ils encouragent simultanément la réduction du temps de travail (comme avec la loi Robien en France) ou la multiplication des préretraites — on la propose actuellement aux médecins libéraux de plus de 56 ans. La France est d’ailleurs le pays industrialisé où le taux d’activité des plus de 55 ans est le plus faible : 42 % contre 63 % aux Etats-Unis, 62 % au Royaume-Uni et 52 % en Allemagne. La contradiction saute aux yeux.
La création des fonds de pension organiserait-elle, comme l’affirment ses partisans, le partage entre générations grâce à un système de « capitalisation » dans lequel chaque génération épargnerait pour assurer son propre avenir ? Mais ce qui est ainsi accumulé, ce ne sont pas des biens réels, que l’on retrouverait plus tard, mais des titres et des valeurs ouvrant un droit au partage du produit national... au moment où l’on sortira de la vie active. Quel que soit le mode de financement — répartition ou capitalisation -, la question des retraites se pose toujours en termes de partage du PIB entre actifs et inactifs à un moment donné.
Impératif : le profit immédiat (...)
L’épargne longue représentée par les fonds de pension aurait-elle au moins pour vertu de stabiliser les financements boursiers ? On le répète à longueur de colonnes, mais les faits nous hurlent le contraire (...)
Les gestionnaires de fonds, introduits dans les entreprises ( corporate governance), leur imposent des impératifs de profitabilité immédiate, au détriment du long terme. Certains vont jusqu’à publier des listes noires des sociétés ne servant pas suffisamment de dividendes à leurs actionnaires !
Argument ultime censé emporter l’adhésion : il faut renforcer la sécurité des épargnants. Chacun devrait pourtant savoir que, dans le cas d’un krach boursier tel que celui des années 30, les systèmes de capitalisation figurent parmi les premières victimes. (...)
si les sociétés d’assurances exercent une telle pression en faveur des fonds de pension, c’est qu’elles convoitent cette manne de capitaux qui, gérés paritairement, ne leur rapportent rien (...)
Les arguments qui sont avancés pour les retraites s’appliqueront demain à l’ensemble de la protection sociale. Procès d’intention ? Ceux qui veulent nous rassurer en s’autoproclamant gardiens et garants de l’unité du système ont déjà trop menti pour qu’on leur accorde le moindre crédit sur ce point. Ils avaient d’ailleurs une excellente façon de mettre en œuvre leurs idées, sans prêter le flanc au soupçon : créer des fonds de pension gérés communautairement, hors de l’emprise du système financier. Ils ne l’ont pas fait.
Un revenu minimum garanti
POSÉ en termes de changement brutal, le passage à la retraite évoque irrésistiblement le sketch dans lequel l’humoriste Roland Magdane s’interrogeait avec gravité sur ce qui avait bien pu se passer à l’intérieur d’une boîte de conserve dans l’infime fraction de seconde qui avait précédé sa date de péremption. (...)
le chômage grignote la vie active en ses extrémités. On aborde celle-ci de plus en plus tard, et on la quitte de plus en plus tôt, alors même que l’on reste jeune de plus en plus longtemps.
Il n’est d’autre solution qu’une alternance de temps de travail, de formation, de loisir, de culture et d’activités diverses étalés tout au long du cycle de vie. Un revenu minimum garanti, permettant à chacun de couvrir ses besoins essentiels sans le dissuader de travailler — et ce qui a été dit plus haut montre que sa réalisation progressive n’est nullement impossible -, permettrait d’introduire ces nouveaux degrés de liberté dans la société. Sa mise en place, progressivement étendue à tous les citoyens, se justifierait par le fait que le produit national devient de plus en plus un authentique bien collectif.
Sa formation résulte, en effet, de systèmes intégrés « hommes-machines-organisation », dans lesquels l’identification de la part qui revient au capital ou au travail n’a plus de sens. Elle dépend d’un réseau d’interdépendance serré que les entreprises tissent à la fois entre elles et avec leur milieu social, institutionnel et naturel. Le savoir, qui joue un rôle de plus en plus important dans les performances, est le fruit d’un patrimoine universel issu de l’effort des générations passées et de tous les contemporains dans le monde. (...)