
En 2005, les émeutiers s’étaient retrouvés dans une solitude politique absolue. Près de vingt ans plus tard, la gauche n’a pas hésité à se solidariser, malgré des différences d’approche de l’embrasement. Analyse d’un basculement.
Encore essoufflé par la marche blanche en hommage à Nahel, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 29 juin, le député de La France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis Éric Coquerel est formel : « Cette marche était historique : enfin les milieux militants de gauche étaient là ! Quelque chose, progressivement, s’est passé. » Pour ce pilier historique de LFI, soutien infatigable des luttes sociales et des quartiers populaires, l’attitude de la gauche partisane à l’égard des émeutes qui ont éclaté en 2023 n’a rien à voir avec celle de 2005.
À l’époque, l’embrasement des banlieues après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, qui fuyaient la police, avait laissé la classe politique au mieux de marbre, au pire totalement dépassée. Alors que le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, attisait la haine des jeunes en parlant de « nettoyage au Kärcher », de « racailles » ou encore de « tolérance zéro », le Parti socialiste (PS) s’alignait sur les positions du gouvernement : priorité à l’union républicaine (il s’est seulement abstenu lors du vote de l’état d’urgence). (...)
Même l’extrême gauche s’était sentie « peu concernée par ces incendies de voiture », rapporte le sociologue Michel Kokoreff, professeur à Paris VIII et auteur de La Diagonale de la rage (2021), par ailleurs interviewé ici par Mediapart. Dans un article paru en 2007, la sociologue Véronique Le Goaziou écrivait que l’extrême gauche avait « brillé par son absence durant une bonne partie des émeutes ». (...)
En 2005, le silence assourdissant de la gauche
« En 2005, le journal télévisé de France 2 parlait d’abord du scandale des voitures brûlées, puis venait la mort des enfants, et les réactions politiques étaient toutes alignées sur cette hiérarchie de l’information. Il y a eu un consensus dans l’appel au calme, qui a laissé ces enfants absolument seuls », se souvient l’anthropologue Alain Bertho, spécialiste du phénomène émeutier. (...)
Près de vingt ans plus tard, quelque chose pourrait bien avoir changé. Si les partis de gauche demeurent pris de vertige face à l’expression de la colère populaire durant ces trois dernières nuits, la sidération le partage désormais avec la compréhension.
S’ils ne le disent pas de la même manière, Jean-Luc Mélenchon, Marine Tondelier (patronne d’Europe Écologie-Les Verts) et Olivier Faure (premier secrétaire du PS) appellent à entendre la colère. (...)
Malgré l’avalanche d’accusations de haine « antiflics » venues de la droite et de l’extrême droite, et les coups de menton de Gérald Darmanin appelant « les professionnels du désordre » à « rentrer chez eux », leur condamnation des violences policières est unanime, et ils mettent enfin des mots sur les causes de la colère qui s’exprime.
Quand Manuel Valls – toujours présenté comme une personnalité de gauche – reproche à LFI de « souffler sur les braises » dans un objectif de « récupération politique », le député LFI Alexis Corbière répond, interrogé par Mediapart : « Si vous pensez que les gens vont brûler un commissariat parce qu’ils ont lu un tweet, c’est une vision complotiste des choses, qui ignore les raisons sociales des conditions de vie. Des gens ont perdu la vie, la manière dont ça a été traité n’a pas permis aux familles d’avoir confiance. Il faut refonder la police, et son instance de contrôle ne peut dépendre d’elle-même. »
Au PS, qui refusait encore en 2022 « l’utilisation de la terminologie “violences policières” », les lignes bougent, et on ne cède pas un pouce à ce procès en alimenteurs de braises. (...)
Une lente conscientisation
Même si, à gauche, des différences s’expriment sur la nécessité d’appeler au calme ou non (...)
l’anthropologue Alain Bertho juge que l’attitude de ce camp politique témoigne d’un « véritable basculement » par rapport à 2005.
Les causes de cette évolution sont multiples. Elles puisent d’abord dans l’expérience de la répression policière vécue largement par les mouvements sociaux et les militant·es politiques ces dernières années. (...)
En outre, depuis plusieurs années, des liens sont tissés entre organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et mouvements des quartiers populaires : le Comité Adama avait ainsi pris la tête de la « marée populaire », à Paris, le 26 mai 2018.
Pour le sociologue Michel Kokoreff, cette conscientisation de la gauche vient donc aussi du travail de politisation de collectifs d’habitant·es des quartiers populaires et de lutte contre les violences policières, qui ont sensibilisé les partis (...)
Un lien renoué
Pendant les émeutes de 2005, le dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) Alain Krivine, habitant à Saint-Denis, reconnaissait une situation insaisissable, « où le dialogue est, pour le moment, aléatoire et où nous n’avons pas les moyens de mener une autre politique ». Près de vingt ans plus tard, son héritier politique, Olivier Besancenot, porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), revendique une proximité plus grande avec les forces vives du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et du Comité Adama (...)
La récente campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon a aussi témoigné, de ce point de vue, d’une évolution dans la prise en compte des habitant·es des quartiers populaires et de leur réalité vécue dans les programmes de gauche. L’ancienne porte-parole des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, a ainsi salué une « France insoumise travaillée par les luttes », attestant d’un paysage politique qui a changé depuis 2005. (...)
Le gouffre qui sépare la gauche des cités est cependant toujours béant, et il ne faut pas s’illusionner sur les capacités de celle-ci d’avoir un quelconque poids sur le cours des événements. La responsabilité de l’ancien ministre de l’intérieur socialiste Bernard Cazeneuve dans la loi permettant un usage facilité des armes à feu pour les forces de l’ordre n’est pas oubliée. Pas plus que la participation encore récente du PS et d’EELV à la manifestation des syndicalistes policiers le 19 mai 2021, devant l’Assemblée nationale. À gauche, seule LFI ne s’y était pas rendue.
Aujourd’hui, même s’il est étouffé sous l’effet du choc provoqué par la vidéo de la mort de Nahel, ce clivage demeure en arrière-plan, dans les critiques adressées aux Insoumis qui refusent d’appeler au calme. (...)