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La fin de l’espoir pour les journalistes afghans ?
#journalistes #afghanistan
Article mis en ligne le 31 décembre 2022

Alors que l’actualité en Ukraine et en Iran accapare l’attention des médias, les journalistes afghans ayant fui au Pakistan après la chute de Kaboul espèrent toujours un visa occidental qui les mettrait tout à fait hors de danger. Or d’après un récent règlement pakistanais, certains pourraient être renvoyés aux mains des talibans dès ce 31 décembre.

Alors que l’actualité en Ukraine et en Iran accapare l’attention des médias, les journalistes afghans ayant fui au Pakistan après la chute de Kaboul espèrent toujours un visa occidental qui les mettrait tout à fait hors de danger. Or d’après un récent règlement pakistanais, certains pourraient être renvoyés aux mains des talibans dès ce 31 décembre. (...)

Le mois d’août 2022 a donné l’occasion à nombre d’organisations de journalistes de faire un bilan pour la presse de la gouvernance talibane. Du fait de la censure et de la fermeture de près de 220 médias sur 547, « 60% des 12000 journalistes exerçant avant août 2021 ont cessé leur activité », précise Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans Frontières (RSF)... Et des centaines, parce que leur profession est parmi les plus exposées à des représailles, ont fui le pays.
Depuis août 2021, la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a reçu près de 9000 demandes d’aide. Le groupe de travail « Afghanistan » créé par le Syndicat national des journalistes (SNJ) dès le 15 août 2021 a quant à lui demandé au ministère français des Affaires étrangères l’évacuation urgente de centaines d’entre eux. Et de fait, près de 250 journalistes ont été accueillis en France avec leurs familles. Mais quid des autres ? (...)

Les journalistes afghans auraient plutôt besoin que les pays qui en août 2021 avaient fait de grandes annonces sur la nécessité de sauver les défenseurs des valeurs démocratiques et la liberté de la presse déploient plus de moyens pour leur venir en aide. Or, nombre de journalistes au Pakistan n’ont, comme Marzia Khodabakhsh, même pas eu de réponse à une demande de rendez-vous envoyée il y a six à dix mois. Et ceux qui ont eu le précieux rendez-vous attendent aussi leur visa, tandis que leur situation économique se détériore. (...)

Des menaces continues

Mais Samiullah Jahesh craint surtout pour sa vie. Depuis qu’il est à Islamabad, il a reçu des menaces de mort via WhatsApp, et a changé trois fois de domicile afin « de ne pas être repéré par des Pachtouns du Pakistan qui pourraient indiquer ma localisation aux talibans ».

Ces messages inquiétants sont le quotidien des journalistes. (...)

Les menaces emploient aussi d’autres canaux. Mohammad Eivaz Farhang, 33 ans, travaillait pour le quotidien Hasht-e sobh (« Huit heures du matin », en français) publié en ligne depuis l’étranger. Il s’est senti encore plus menacé lorsque les talibans ont fermé le domaine Internet du journal, et que le porte-parole de l’Émirat islamique d’Afghanistan, Mujahid Zabiullah, a tweeté pour dénoncer les « dizaines de nouvelles que nous entendons dans les médias occidentaux, et des journaux comme Hasht-e Sobh », en concluant : « notre peuple connaît les ennemis de cette nation ».
Ces menaces directes ou voilées amplifient le sentiment de danger chez les journalistes, qui savent qu’ils ne sont pas les seuls à être désignés comme « ennemis de la nation » : les militants, artistes, politiciens, juges y ont droit aussi. Mais les journalistes connaissent le lourd tribut qu’ils ont payé dans l’exercice de leur profession : chacun a eu un ou plusieurs collègues tués par balles ou dans l’explosion de leur voiture, et un grand nombre connaît des troubles de stress post-traumatique...
Retourner en Afghanistan n’est donc pas une option, mais rester au Pakistan non plus. (...)

Un prochain visa pour l’enfer

Mais si les portes d’un autre exil restaient fermées aux journalistes, l’option « rester au Pakistan » leur sera aussi bientôt interdite. Le ministère pakistanais de l’Intérieur a en effet annoncé le 29 juillet dernier un durcissement de sa politique à l’égard des étrangers, indiquant qu’après le 31 décembre 2022, « des actions seront engagées contre les étrangers en séjour prolongé dépassant plus d’un an », et qu’une peine de trois ans pourra être prononcée pour les étrangers en séjour irrégulier. Ou l’expulsion. (...)

« Du fait de cette date butoir pakistanaise, l’attente du SNJ lors de la dernière réunion au ministère français des Affaires étrangères était la délivrance en urgence de visas par la France, raconte Nicola Edge. Mais nos interlocuteurs ne semblaient pas vouloir prendre de mesure particulière. »
Sortir de l’impasse

Le 20 novembre, une vingtaine de journalistes afghans a donc envoyé une lettre au ministre français de l’Intérieur, Gérard Darmanin, lui demandant « d’accélérer le processus de délivrance de visas ». L’un d’eux, Tariq Peyman, qui a fui la ville d’Hérat avec sa femme également journaliste, n’a cependant qu’un maigre espoir que le président français « conformément à ses engagements, sauvera la vie des journalistes afghans en danger ».

« C’est pourtant la responsabilité des démocraties que de défendre ceux qui représentent la démocratie », déclare Christophe Deloire. Mais il invite aussi le Pakistan à exercer ses propres responsabilités. « Quels que soient ses liens avec le régime des talibans, ce pays se déshonorerait à renvoyer des journalistes dans un pays qu’ils ont fui parce qu’ils étaient en danger. »

Du côté du groupe Afghanistan du SNJ, on sent que la tension monte chez les journalistes. « Certains nous écrivent tous les jours, ils n’en peuvent plus », témoigne Nicola Edge. (...)

« Si on n’aide pas les journalistes afghans, une génération complète disparaît avec les compétences qu’elle a développées depuis vingt ans », relève Elyaas Ehsas, un reporter afghan en exil en France. « L’avenir du journalisme en Afghanistan, ironise-t-il, est-ce un groupe de talibans paradant sur un plateau télé ? » Il ajoute : « Toutes ces puissances qui ont occupé l’Afghanistan pour, selon leurs dires, y instaurer la démocratie, pour aider la société civile à s’organiser, vont-elles abandonner à leur sort ceux qui ont fait vivre ces valeurs pendant vingt ans, ceux qui portent la voix d’un peuple entier, privé pour l’heure de presse libre ? »

Marzia Khodabakhsh, Samiullah Jahesh et leurs collègues attendent désespérément à Islamabad une réponse à ces questions.