
(...) Ce qui m’a beaucoup frappée depuis quelques années, c’est tous ces auteurs, y compris des gens qui sont notoirement de droite comme Dominique Schnapper, qui prônent l’acceptation des “Autres”, de l’“Autre”, sans jamais d’ailleurs dire qui c’est ni pourquoi il est
“Autre”. Et aussi le fait que tout le monde semble savoir qui est l’“Autre”, et donc qui est le “Même”.
Je connais bien cette question de l’“Autre”, parce que je suis une “Autre”. La femme est une “Autre”, c’est la grande “Autre”. On ne peut pas la comprendre… Mais qui est ce “on” qui ne peut pas la comprendre ? Pour elle-même, une femme n’est pas une “Autre”.
L’“Autre” c’est donc quelqu’un qui n’a pas droit à la parole. Tandis que “d’autres que les Autres” parlent des “Autres” mais ne se désignent jamais.
J’ai appelé ces derniers les “Uns”. Les “Uns” sont ceux qui ont le pouvoir de désigner qui est “Autre”. Il y a des “Autres” parce qu’il y a des “Uns”. Ces “Uns”-là sont “derrière les autres” dans le sens où ils sont cachés ; mais les “Uns” sont premiers, les “Uns” sont ceux qui créent les “Autres”. Après ils se posent des questions sur ces “Autres”, et surtout : faut-il les accepter ?
Pourquoi parlent-ils à la place des “Autres” ? Il n’y a pas de mystère là dedans : ils parlent à la place des “Autres” tout simplement parce qu’ils ont fait les “Autres”. Ils n’arrêtent pas de raconter la “différence” des “Autres”, et donc de se recréer eux-mêmes sans arrêt comme “Uns”. Ils sont les détenteurs de la parole, ils sont en droit de nommer la société, de la diviser en groupes, dont ils sont le groupe dominant ; et cela se révèle par leur pouvoir à la fois de créer les “Autres” et de se créer eux mêmes comme “Uns”, comme “non-Autres”. (...)
La société française dans son ensemble, avec l’aide d’une grande partie des femmes qui se disent féministes, est arrivée à faire d’une pierre deux coups : d’une part, à accuser toute une partie de la population de défauts ignobles — elle serait non seulement sexiste mais aussi homophobe, antisémite — et, d’autre part, à absoudre complètement de sexisme la société dominante. Le résultat, c’est qu’on ne parle plus du sexisme général de notre société, tous hommes confondus. Par exemple,Élisabeth Badinter prétend que « chez les Français de souche, que ce soit
dans le judaïsme ou le catholicisme, on ne peut pas dire qu’il y ait une oppression des femmes »(2) .
Or, quand en 1970 nous avons recréé le mouvement féministe, ce n’est pas au sexisme des Arabes que nous pensions. Comme tous les travailleurs immigrés, ils essayaient de se faire oublier ; et nous, en tant que Blanches, nous n’avions quasiment pas de rapports avec eux. On pensait au sexisme de nos pères, de nos frères, de nos copains. Et voilà que tout d’un coup on apprend qu’il n’y a pas d’oppression des femmes « chez les Français de souche » ! (...)