
(...) Thomas Piketty - Mon travail déconstruit la vision idéologique selon laquelle la croissance permettrait spontanément le recul des inégalités. Le point de départ de cette recherche est d’avoir étendu à une échelle inédite la collecte de données historiques des revenus et les patrimoines. Au XIXe siècle, les économistes mettaient beaucoup plus l’accent sur la distribution des revenus que cela n’a été le cas à partir du milieu de XXe siècle. Mais au XIXe siècle, il y avait très peu de données. Et jusqu’à récemment, ce travail n’avait pas été mené de manière systématique, comme on l’a fait, sur plusieurs dizaines de pays sur plus d’un siècle. Cela change beaucoup la perspective.
aux Etats-Unis et dans les pays développés, les inégalités sont revenus aujourd’hui à des niveaux très élevés, équivalents à ceux que Kuznets avait mesurés dans les années 1910. Mon travail décompose ces évolutions, avec comme thème central le fait qu’il n’y a pas de loi économique inexorable conduisant, soit à la réduction des inégalités, soit à leur diminution. Il y a un siècle, les pays européens étaient plus inégalitaires que les Etats-Unis. Aujourd’hui c’est le contraire. Il n’y a pas de déterminisme économique. (...)
Les 50 % les plus pauvres de la population n’ont jamais possédé de patrimoine et ne possèdent presque rien aujourd’hui. Les 10 % les plus riches qui, il y a un siècle, possédaient tout, soit 90 % ou plus du patrimoine, en possèdent aujourd’hui seulement 60 % en Europe et 70 % au Etats Unis. Cela reste un niveau très élevé.
La différence est que vous avez aujourd’hui 40 % de la population qui, il y a un siècle, étaient aussi pauvres en patrimoine que les pauvres, a vu sa situation se transformer durant le siècle : ce groupe central a possédé dans les années 1970 jusqu’à plus de 30 % du patrimoine total. Mais cela a tendance à se réduire et on est plus près aujourd’hui de 25 %. Alors que les 10 % les plus riches continuent à voir leur richesse s’accroître. (...)
Il peut se produire une remise en cause générale de notre pacte social, si beaucoup de membres de la classe moyenne patrimoniale ont l’impression de perdre, alors que les plus riches parviennent à s’extraire des mécanismes de solidarité. Le risque est que des groupes de plus en plus larges finissent par se tourner vers des solutions plus égoïstes, de repli national, à défaut de pouvoir faire payer les plus riches. Une des évolutions les plus inquiétantes est ce besoin qu’ont les sociétés modernes à donner du sens aux inégalités d’une façon insensée en essayant de…
… de légitimer
… de justifier l’héritage ou la captation de rentes, ou le pouvoir, tout simplement. (...)
Aujourd’hui, le discours de stigmatisation des perdants du système est beaucoup plus violent qu’il y a un siècle. Au moins, avant, personne n’avait le mauvais goût d’expliquer que les domestiques ou les pauvres étaient pauvres du fait de leur manque de mérite ou de vertu. Ils étaient pauvres parce que c’était comme cela.
C’était l’ordre social.
Un l’ordre social qu’on justifiait par le besoin d’avoir une classe qui puisse se consacrer à autre chose que la survie, et se livrer des activités artistiques ou militaires ou autres. Je ne dis pas que cette justification était bonne, mais elle mettait moins de pression psychologique sur les perdants. (...)
on peut craindre en Europe le retour à des égoïsmes nationaux. Quand on n’arrive pas à résoudre les problèmes sociaux de façon apaisée, il est tentant de trouver des coupables ailleurs : les travailleurs immigrés des autres pays, les Grecs paresseux, etc. (...)
Mieux comptabiliser le capital naturel est un enjeu central. La dégradation du capital naturel est un risque autrement plus sérieux que tout le reste. Cela est la véritable dette. La ‘dette publique’ dont on nous rabâche les oreilles est une blague ! C’est un pur jeu d’écriture : une partie de la population paye des impôts pour rembourser les intérêts à une autre partie de la population. Mais on n’est pas endetté vis-à-vis de la planète Mars ! (...)
la dette publique est un faux problème parce que les patrimoines financiers, immobiliers et marchands possédés par les ménages ont progressé beaucoup plus fortement que n’a progressé la dette publique. Cette augmentation des produits marchands est beaucoup plus importante que la dette publique qu’on pourrait rayer d’un trait de plume.
En revanche, si on augmente de 2°C la température de la planète d’ici cinquante ans, ce n’est plus un jeu d’écriture ! Et on n’a rien sous la main permettant de régler le problème de ce coût imposé au capital naturel. (...)
Les évolutions passées laissent penser que les choses peuvent changer plus vite qu’on ne l’imagine. L’histoire des inégalités, des revenus, du patrimoine, de l’impôt, est pleine de surprises. Ce qui sortira de tout cela est parfaitement ouvert et il y a toujours plusieurs avenirs possibles. Après, il y a différentes façons de s’en sortir, plus ou moins rapides, plus ou moins justes, plus ou moins coûteuses.