
Félix Tréguer est chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et membre fondateur de la Quadrature du net, une association de défense des libertés numériques. (...)
Il y revient sur les rapports conflictuels entre la « raison d’Etat », imposant censure et surveillance, et l’espace public, garant de la liberté d’expression. Pour lui, Internet a un moment incarné la victoire de l’espace public, mais ce moment touche à sa fin. Dans un contexte de surveillance globale et de concentration monopolistique de l’économie du Net autour d’une poignée d’acteurs, il est désormais nécessaire d’affirmer des refus.
Quand j’ai rejoint l’association de défense des libertés numérique la Quadrature du Net, l’idée qu’Internet était impossible à réguler était encore très forte. On pensait que ces projets répressifs, attentatoire aux libertés publiques, étaient frappés du sceau de l’irréalisme technique.
Dans cette étude, j’ai voulu replacer la focale sur l’Etat, au contraire, et interpréter Internet du point de vue de la théorie de « l’espace public » : le concept utilisé par Habermas pour désigner un espace de sociabilité formé par les moyens de communication, dans lesquels circulent les idées et les opinions, ainsi que la critique du pouvoir. Je voulais faire une histoire croisée de l’État et des moyens de communication pour comprendre comment de nombreuses pratiques, surveillance, censure, propagande... ont été pensées aux fondements de l’État moderne.
Habermas croyait assez à l’idée d’un progrès continu des libertés et des conquêtes démocratiques. En réalité, l’histoire de l’espace public et de son rapport avec le pouvoir est une succession d’allers-retours, d’évolutions non linéaires. Ainsi la Révolution est d’abord un moment de libération de la parole et des médias extrêmement fort, avant que ne soient rétablis des modes de contrôle complètement hérités de l’Ancien Régime et calqués sur eux.
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L’arrivée de l’informatique engage une transformation de l’économie de pouvoir associée aux moyens de communication. Elle introduit, comme l’imprimerie en son temps, une formidable subversion des manières de faire qui s’était développées par rapport aux médias traditionnels.
Auparavant, l’accès à la parole publique était largement médiatisé et reposait sur des intermédiaires (...)
Or, avec un simple ordinateur personnel et une connexion internet, on s’est soudain trouvé en mesure d’intervenir dans des espaces de discussion et de sociabilité en ligne et de diffuser une parole sans être censuré par quiconque (dans la limite du respect des règles de chaque espace). Cette « désintermédiation de l’espace public » a fait sauter les mécanismes traditionnels sur lesquels se fondait la régulation de la liberté d’expression. L’anonymat des communications y aussi participé (...)
A ces caractéristiques liées à la technologie informatique et de l’Internet s’est ajoutée l’apparition de nouveaux contestataires extrêmement subversifs, comme les hackers dès les années 80. Ces hors-la-loi de la nouvelle frontière numérique s’inspirent alors des répertoires d’actions de groupes liés à la contre-culture et veulent semer le désordre dans les réseaux informatiques, qui équipent massivement le capitalisme international, et de plus en plus les États et les administrations publiques. Ces figures contestataires effraient les pouvoirs car elles ont une réelle supériorité technique. Face au manque de préparation et de maîtrise technique des États, elles vont avoir le dessus pendant quelques années — ou du moins faire très peur aux garants de l’ordre et des lois. (...)
La chercheuse Célia Izoard a travaillé sur le CLODO, un groupe actif au début des années 1980 dans la région de Toulouse, des saboteurs qui mettaient le feu à des installations informatiques, des bandes magnétiques, en pénétrant dans les locaux de boîtes d’informatique de la région. Ils réunissaient les bandes, les magnétos, les ordinateurs qu’ils trouvaient et ils y mettaient le feu. Un de leurs gros coups, ça été le centre informatique de la préfecture de Haute-Garonne. Dans leurs communiqués, les membres du CLODO se présentent comme des professionnels de l’informatique. Ils expliquent leurs actions en disant que, bien qu’on puisse imaginer des machines alternatives, l’ordinateur restera, dans un monde saturé de rapports de domination, un outil de plus entre les mains des dominants.
D’ailleurs on ne les a jamais retrouvés...
Oui, la police ne les a jamais identifiés. D’ailleurs, à l’époque, la police dit que c’est aux entreprises de sécuriser leurs locaux, qu’il n’y a pas mort d’homme... La réaction est étonnamment soft, les médias les décrivent comme des lanceurs d’alerte... Aujourd’hui, des actions de ce type seraient immédiatement labellisées comme relevant d’une violence politique terroriste.
Cette acceptabilité se comprend aussi dans une période, qui a duré entre 15 et 20 ans, où de nombreux groupes d’action directe, en Europe et en Amérique du Nord, ont pris l’informatique comme cible. (...)
De nombreux chercheurs et militants travaillent à montrer qu’il est possible de construire des politiques et des formes de régulation d’internet plus conformes aux valeurs démocratiques, à l’idée d’une sphère publique autonome et non soumise au pouvoir de ces grands acteurs économiques. Je suis convaincu que c’est possible — mais le contexte politique ne semble pas vraiment favorable. On peut adopter des projets de lois protégeant les libertés, les lanceurs d’alerte et favorisant la transparence, faire du logiciel libre dans les administrations publiques ou l’Éducation nationale, ou lutter sur les pratiques anti-concurentielles... Mais malgré les efforts de nombreux acteurs, globalement, ces projets alternatifs ne pèsent pas lourd et sont régulièrement battus.
Je suis aussi agacé par les mises en scène des affrontements entre les gouvernements et les grands acteurs économiques américains — alors qu’en réalité, il y a de nombreuses interférences et interconnexions. Les révélations d’Edward Snowden ont bien montré le rôle joué par ces entreprises dans les programmes de surveillance de la NSA. (...)
Du côté des États, la stratégie est de plus en plus de confier à des acteurs privés le soin de faire la police de la liberté d’expression sur la plateforme, via ces assemblages homme-machine — au lieu de dépenser de l’argent public pour donner à la justice les moyens de faire son travail et pour examiner les abus de liberté d’expression qui émergent. En contexte d’austérité économique, c’est aussi beaucoup moins coûteux.
On pourrait aussi parler du projet de start-up nation et de la recherche publique en intelligence artificielle, qui repose très largement sur les infrastructures et les outils développés par ces entreprises. On supprime des contrats aidés, et le soutien à des associations qui faisait de la médiation numérique, mais Google se voit dérouler le tapis rouge par des mairies, pour faire de la formation numérique gratuite dans les centres. Google est invité à donner des formations numériques dans des universités ou Facebook forme des demandeurs d’emploi au maniement d’outils numériques. Tout ça correspond à un schéma néolibéral assez classique de privatisation de certaines politiques publiques, de certains services publics ou de certains biens communs qui sont dans l’air du temps — pourtant il était possible de faire des choix différents.
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Je pointe le recul par rapport aux années 90, où il existait des collectifs autonomes, des fournisseurs d’infrastructures et d’outils numériques militants en prise avec le mouvement social. Au début des années 2000, à l’orée du Web 2.0, les groupes militants migrent rapidement vers ce nouveau service gratuit, ces nouvelles interfaces beaucoup plus jolies et bien fichues. Or, quand les militants passent sur Facebook ou Twitter, ils sont contraints par les interfaces et les infrastructures qui les hébergent. Ils doivent se soumettre à des formes de hiérarchisation algorithmique, qui n’encouragent pas nécessairement un débat de fond, et s’exposent aussi à la surveillance d’Etat. (...)
Ca ne veut pas dire qu’il est impossible de faire des mobilisations avec ces outils. Mais je me demande : même si Internet a contribué à transformer un peu les rapports de force, par exemple autour de la question féministe ou des questions de race et de racisme aux États-Unis et en Europe, est-ce que ces progrès n’auraient pas été possibles sans cet outil médiatique ? Les mouvements sociaux n’ont pas attendu Internet pour trouver des façons d’être efficaces. Je ne crois pas qu’on ait besoin d’Internet comme technologie pour faire advenir l’émancipation et avancer dans vers l’idéal démocratique.
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La défense du projet émancipateur lié à Internet a échoué. A la place, on a la réactivation de formes de censure extrêmement sophistiquées, de plus en plus invisibles et donc extrêmement difficiles à contester. Aujourd’hui on assiste à une recentralisation très forte des soubassements technologiques de l’internet et du numérique. Le Big Data, l’intelligence artificielle et toutes les techniques qu’on met derrière ça supposent des infrastructures de calcul de stockage énormes, qui sont extrêmement difficiles à distribuer d’un point de vue technique. Ceci se combine à un contexte historique qui est celui du néolibéralisme et des régimes de pouvoir sécuritaire : aujourd’hui, on voit bien qu’on est dans un moment de recul des libertés extrêmement fort.
Quant à l’idée qu’on va pouvoir juguler par le droit ou par la technologie (comme la cryptographie, la privacy by design), les effets négatifs de l’informatique... pour moi, cela a échoué aussi. Cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner ces répertoires d’actions : cela pourrait être très dangereux. Il est ainsi fondamental d’occuper le terrain juridique, ne serait-ce que pour des luttes symboliques. Il est important de faire des recours contre les lois de surveillance et de censure, même si on perd à chaque fois : c’est l’occasion de réaffirmer politiquement l’opposition à ce système et de faire travailler les droits de l’homme comme des ressources symboliques pour résister aux abus de pouvoir. Mais il faut articuler ces répertoires d’action traditionnels avec l’affirmation d’un refus plus clair et plus affirmé vis-à-vis des trajectoires technologiques dominantes. (...)
Il va falloir réinvestir une forme de critique de la technologie plus radicale et élaborer des répertoires d’action qui permettent de concrétiser et de matérialiser ce refus.