
Quand la République des îles Marshall part en croisade contre les armes nucléaires, elle sait de quoi elle parle. C’est dans cet archipel situé au beau milieu de l’océan Pacifique que, le 1er juillet 1946, les États-Unis ont réalisé un essai nucléaire moins d’un an après les bombardements atomiques des villes japonaises de Hiroshima et de Nagasaki (respectivement le 6 et le 9 août 1945). Le premier d’une grande série : 66 autres vont suivre, dans l’air, sur barge ou dans des souterrains, sur les atolls tristement célèbres de Bikini et d’Enewetak. Le déluge ne s’est arrêté que le 22 juillet 1958. La puissance totale dégagée équivaut à l’explosion de 1,7 bombe de Hiroshima chaque jour pendant douze ans !
Cette période est marquée par de nombreuses contaminations de l’environnement et des populations. Un exemple parmi tant d’autres : le 1er mars 1954, sur Bikini, les retombées radioactives de l’essai d’une bombe thermonucléaire de 15 mégatonnes (opération « Castle Bravo ») s’évacuèrent vers l’est — et non vers le nord comme prévu. Conséquences : de nombreux atolls habités (Rongelap, Rongerik, Utirik) ont été contaminés. Le flash de lumière de cet immense champignon fut visible de l’île japonaise d’Okinawa, située à plus de 4 000 kilomètres.
Enfant, M. Tony deBrum l’a vu. Dirigeant politique et actuellement ministre des affaires étrangères de la RMI, il en mesure les nombreux effets sur ses concitoyens, des simples irradiations provoquant des cancers et autres lymphomes jusqu’aux multiples naissances des « bébés-méduses ». Comme le décrit Mme Darlene Keju-Johnson, directrice du planning familial des îles Marshall de 1987 à 1992 : « Les bébés n’ont pas d’yeux ; pas de tête ; pas de bras ; pas de jambes. Ils n’ont pas la forme d’un être humain. Ce sont des bébés-méduses (1). » Leur nombre exact demeure inconnu, mais il est estimé à plus d’une centaine (2).
Cinquante-huit ans après la fin des essais, ces séquelles dévastatrices sur l’environnement et sur les populations se font toujours sentir. C’est l’une des conclusions-phares du travail réalisé en 2012 par M. Calin Georgescu, rapporteur spécial des Nations unies au Conseil des droits de l’homme (...)
Même Google Earth donne involontairement la mesure des conséquences de ces expérimentations en mettant en valeur le fameux dôme Runit, construit en 1977 par les États-Unis dans l’emplacement du cratère d’un essai. Sous ce dôme de béton sphérique de 9 mètres de haut — que les locaux appellent « le tombeau » — dorment 111 000 mètres cubes de déchets et de débris radioactifs...
Le 24 avril 2014, les îles Marshall ont décidé de réagir et de déposer, par la voix de M. deBrum, une bombe — juridique, celle-là — devant la Cour internationale de justice de La Haye. Fondée par les Nations unies en juin 1945, la plus haute juridiction mondiale est la seule à pouvoir statuer sur les différends entre pays. Et les îles Marshall, minuscule État de 181 kilomètres carrés et de moins de 60 000 habitants, sans armée, va donc réinterpréter le rôle de David face au géant Goliath (4) que sont les États nucléaires (États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni, Chine, Inde, Pakistan, Israël — et vraisemblablement Corée du Nord) ; ces derniers disposent de forces militaires et diplomatiques sans équivalent. Elle a fait valoir neuf actes d’accusation (requêtes introductives d’instance). « Aucune nation ne devrait jamais souffrir comme nous avons eu à le faire », a déclaré M. deBrum à l’issue de ce premier acte de procédure. C’est de l’horreur vécue que les îles Marshall tirent leur légitimité à entamer ce processus long et incertain, alors que le monde a accumulé 15 850 armes nucléaires (5) : « Nous nous engageons à lutter pour que plus personne d’autre sur Terre ne fasse l’expérience de ces atrocités. » (...)
Accusant tous ces États de ne pas s’acquitter de leurs obligations afin que cesse la course aux armes nucléaires et que s’engage un désarmement nucléaire, les îles Marshall ne cherchent pas une compensation financière, comme beaucoup le croient. Elles réclament une décision de justice obligeant les neuf États à respecter leurs obligations juridiques. (...)