
Ce n’est pas parce que l’Occident et l’Europe abandonnent les migrants qu’on doit faire la même chose !” Malgré sa détention et le procès qu’il encourt, Chamseddine Bourassine rappelle qu’il a toujours aidé les migrants naufragés en Méditerranée et qu’il continuera à le faire “même à l’avenir, par sentiment d’humanité.”
Au vu de la fréquence de ces sauvetages, de nombreux pêcheurs ont suivi des formations aux premiers secours auprès de Médecin Sans Frontières et du Croissant-Rouge. (...)
Cette fois encore, les pêcheurs croisent un bateau à la dérive composé de 14 migrants tunisiens, partis la veille.Leur moteur est en panne et l’embarcation commence à prendre l’eau. Les pêcheurs leurs proposent de les ramener en Tunisie mais ces jeunes refusent et menacent de se suicider.
“Ils nous ont dit qu’ils préféraient mourir en Méditerranée”.
Le bateau se trouve à 84 miles de Lampedusa, dans la zone SAR (Search and Rescue) libyenne. Cette zone, censée être gérée par les garde-côtes libyens, est dans les faits supervisée par l’Italie depuis plusieurs années. Elle se trouve au-delà des eaux tunisiennes, ce qui empêche l’intervention des garde-côtes tunisiens.(...)
LE SAUVETAGE EN MER
Les pêcheurs passent plusieurs heures auprès de ces jeunes, leur fournissent de l’eau et de la nourriture. Pendant trois heures, ils tentent de réparer le plancher du bateau pour l’empêcher de prendre l’eau. Le moteur est toujours en panne mais l’embarcation ne sera pas submergée en attendant de trouver un moyen de les sauver.
“Nous avons décidé de retourner travailler et d’appeler les garde-côtes italiens”, continue Chamseddine Bourassine. Mais ces appels resteront sans réponse. Il contacte alors un autre bateau de pêcheurs originaires de Zarzis, qui se trouvait également dans le secteur ce jour-là. (...).
“On ne pouvait pas les laisser dans une situation pareille !” s’exclame le capitaine.(...)
Considérant qu’ils “n’avaient pas le choix”, Chamseddine Bourassine et son équipage ont tracté les 14 migrants jusqu’aux abords des côtes italiennes. Une action conforme à la Convention des Nations Unis de 1982, dont l’article 98 dispose que “Tout Etat exige d’un capitaine de navire (…) qu’il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer”.(...)
L’ARRESTATION
Après quelques heures en mer, le bateau est repéré par les gardes-côtes italiens à 24 miles, environ une quarantaine de kilomètres, de Lampedusa. Ce sont des membres de la “Garde des Finances” italiennes (Guardia di Finanza), qui constituent la police douanière. L’ensemble du groupe est amené à Lampedusa. Les migrants et l’équipage sont immédiatement séparés.
À ce moment-là, les pêcheurs n’ont pas réellement conscience d’être arrêtés.(...)
Leur bateau est confisqué et ils sont transférés à la prison d’Agrigente en Sicile, accusés d’être des passeurs.(...)
Les 14 migrants tunisiens sont quant à eux tout de suite amenés au hotspot de Lampedusa, une plate-forme d’accueil et de tri des migrants. La majorité sont rapatriés dans la foulée. Seuls quatre d’entre eux, tous mineurs, ont pu rester sur le sol italien, conformément à ce que ce prévoit la Convention internationale des droits de l’enfance.(...)
“Cette expulsion est une violation des droits humains selon la Convention européenne des droits de l’Homme.”, rappelle Valentin Bonnefoy, coordinateur du département “Initiative pour une justice migratoire” du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
“Étant donnée la rapidité de l’expulsion, beaucoup de choses portent à croire qu’on ne leur a pas proposé de déposer une demande d’asile et que la situation de chacun n’a pas du tout été étudiée individuellement.”(...)
Les pêcheurs ont d’abord été repérés par un drone de surveillance de l’agence européenne Frontex qui a filmé le bateau en train de remorquer la barque des migrants en direction de Lampedusa. En partageant la vidéo, Frontex a qualifié les pêcheurs de “passeurs”.
C’est à la suite de cette alerte que la Garde des finances italienne a décidé de procéder à leur arrestation, selon une ordonnance émise par un juge du tribunal d’Agrigente, qu’Inkyfada a pu consulter. (...)
Les six pêcheurs restent enfermés à Agrigente pendant près de trois semaines. À Zarzis, aucune information n’est transmise aux familles.(...)
L’association organise une manifestation à travers toute la ville de Zarzis le 19 septembre. Après cette mobilisation civile et médiatique, des avocats italiens ayant déjà travaillé sur des cas similaires ont pu s’emparer de l’affaire.(...)
Ce jour-là, Anis Souei, l’ex-secrétaire général de l’association, reçoit un appel. “Un jeune originaire de Zarzis et vivant à Lampedusa m’a appelé pour me dire qu’il avait vu le bateau de Chamseddine dans le port”, raconte Anis Souei, “mais il était incapable de me dire où étaient les pêcheurs”. En consultant les journaux siciliens, il apprend que six “passeurs” tunisiens ont été arrêtés à Lampedusa.
Anis Souei commence alors à informer les familles et tous leurs proches, tant en Tunisie qu’à l’étranger. L’association organise une manifestation à travers toute la ville de Zarzis le 19 septembre. Après cette mobilisation civile et médiatique, des avocats italiens ayant déjà travaillé sur des cas similaires ont pu s’emparer de l’affaire.
UNE LIBÉRATION PROVISOIRE
Avec le soutien de ses avocats, Chamseddine Bourassine a pu demander à visiter son bateau. Le capitaine espère pouvoir prouver, grâce au matériel et aux poissons pêchés ce jour-là, que lui et son équipage ont simplement procédé à un sauvetage alors qu’ils étaient partis travailler.
“Mais tout avait disparu”, lâche le capitaine.
Impossible de retrouver le matériel et même les documents attestant de leur activité de pêcheurs. Pour l’instant, aucune explication n’a été fournie quant à cette disparition, même si une plainte pour vol a été déposée.(...)
La priorité pour le capitaine et son équipage est de récupérer le bateau et de “reprendre le travail”, mais également “de continuer les sauvetages.”
“Le message que veut faire passer l’Italie c’est que toute personne voulant sauver quelqu’un en mer, est forcément criminelle”, considère Valentin Bonnefoy, “Le but est d’essayer d’impressionner les sauveteurs par la force, de leur faire peur, pour que l’opération ne se réitère pas.”
“Je peux vous garantir que personne ne va arrêter de sauver les gens en mer,” rassure Anis Souei. Malgré la politique répressive italienne, “ils n’auront jamais peur de sauver les gens”.