
6,7 millions de Français sont victimes d’inceste, selon une enquête Ipsos datée de novembre 2020. Ce chiffre vertigineux prouve que l’inceste n’est pas un phénomène qui relève de l’anecdotique, du pathologique ou du fait divers. C’est au contraire une violence massive qui structure notre ordre social, dès son organisation la plus élémentaire, à savoir la cellule familiale. Néanmoins, le tabou de l’inceste commence à être levé, et ce qui constitue l’un des « noyaux du patriarcat » semble petit à petit se fissurer. Les récentes révélations de Camille Kouchner dans son ouvrage La Familia grande, dans lequel elle relate les agressions sexuelles perpétrées par son beau-père, le célèbre constitutionnaliste Olivier Duhamel, participent de cette sortie du silence. Ces prises de parole ont inauguré un nouveau mouvement, le #MeTooInceste, qui est déjà viral sur les réseaux sociaux.
Même si les témoignages affluent, le chemin législatif, politique et culturel à parcourir pour briser ce tabou reste colossal.
Un tabou qui fait système
L’inceste est l’un des plus vieux tabous régissant notre société. Il est un crime violent et douloureux, qui est encore largement commis, et pourtant, si peu puni. Mais surtout, comme tout tabou, il est tu. C’est un phénomène multidimensionnel, à la fois sociétal, politique, juridique. Depuis Lévi-Strauss et les travaux structuralistes, la prohibition de l’inceste est considérée comme une constante de nombreuses sociétés. Pourtant, si les violences incestueuses sont en théorie interdites et condamnées, elles ont couramment lieu dans l’intimité des foyers français. L’interdit social semble donc peser davantage sur les paroles que sur les actes. Ainsi, Dorothée Dussy dans Le berceau des dominations : anthropologie de l’inceste, avance l’idée que l’inceste et le silence sont des éléments structurants de l’ordre social (...)
malgré l’ampleur du problème, il est difficile pour les victimes de parler. On les entend peu, et ce, pour une raison simple : il existe une véritable omerta autour de ce crime. Charlotte Pudlowski dans son podcast Ou peut-être une nuit, explique qu’il existe trois cercles de silence autour de la parole de la victime. Tout d’abord, celle-ci est souvent empêchée de parler par son agresseur, sous couvert de menaces ou parce que celui-ci évoque un secret, quelque chose qui n’appartiendrait qu’à eux. Ensuite, il y a la famille. La famille, qui ne dit rien, ferme les yeux, ou ne sait pas. Il est souvent trop coûteux pour les victimes de prendre la parole, car à la peur des représailles s’ajoute la peur de ne pas être cru ou de faire soi-même du mal à ses proches.
Cette peur est malheureusement fondée : 50% des enfants qui révèlent l’inceste à leur famille ne sont pas crus [4]. Par ailleurs, 60% des Français qui recevraient les confidences d’un enfant « attendraient d’avoir des preuves » et ne préviendraient pas les autorités [5]. On comprend donc qu’il soit si difficile pour les victimes de se confier et de chercher du soutien auprès de personnes censées les protéger. Enfin, se refermant autour de l’incesté, il y a la société qui refuse de parler publiquement d’inceste et donc de permettre le débat et les réformes qui devraient en découler. Car parler, c’est attaquer l’ordre social. (...)
Comme pour l’ensemble des violences sexistes et sexuelles, l’inceste fait état de système, où déni et impunité règnent. Il répond à des mécanismes de domination permis par le patriarcat. En effet, le système patriarcal présuppose la détention du pouvoir par les hommes, qui disposent à leur gré des corps des femmes, mais aussi de ceux des enfants. Ces violences sont considérées comme des « viols d’aubaines » par l’anthropologue Dorothée Dussy : il y a toujours un rapport de domination et de pouvoir entre l’agresseur et l’agressé. L’agresseur profite de son ascendance, il prend là où c’est le plus facile à obtenir. L’idée de « viols d’aubaines » permet aussi de dépathologiser la question de l’inceste : ce n’est pas l’œuvre de déséquilibrés, de malades ou de sociopathes, mais bien d’hommes banals, qui font partie de notre entourage. Par ailleurs, ces actes sont souvent commis sans violence mais dans un système de manipulation, ce qui les rend encore plus difficiles à prouver. Les victimes peuvent culpabiliser et se sentir coupables de ce qui leur arrive car elles ont appris le silence et intériorisé que leur parole n’est pas valorisée. Car ce qui prime avant tout, c’est la cohésion familiale.
L’inceste est en effet un cercle vicieux : il a été démontré qu’il survient souvent là où il était déjà présent, ne faisant que renforcer le silence autour de ce crime. (...)
L’inceste survient partout, de façon massive, ce qui pose aussi la question de la sous-estimation du nombre réel de victimes. Car au-delà de la difficulté à poser les mots sur ce qu’elles ont vécu, les victimes peuvent aussi occulter ces faits par des mécanismes de mémoire traumatique, leur cerveau « oubliant » les violences subies. C’est pourquoi on estime en moyenne qu’elles ne parleront que 16 ans après les faits [6] .
Dans l’introduction de son livre, Dorothée Dussy écrit : « Tous les jours, près de chez vous, un bon père de famille couche avec sa petite fille de neuf ans. Ou parfois elle lui fait juste une petite fellation. Ou c’est un oncle avec son neveu ; une grande sœur avec sa petite sœur. » Les faits sont là, les incesteurs sont des hommes normaux et insérés socialement. Leurs actes ne leurs paraissent pas si grave, ils « cherchent du plaisir sexuel et vont le chercher là où c’est facile, pas cher, et sans nécessité d’opérations de séductions (…). L’incesteur se sert. » (...)
En libérant leur parole, en sortant de l’ombre et en exorcisant leur douleur, les victimes peuvent récupérer un pouvoir qui leur a été arraché, et ainsi renverser le stigmate : la honte doit changer de camp et se déplacer sur l’agresseur.
Ainsi, suite aux accusations d’inceste concernant Olivier Duhamel et l’ampleur prise par ce sujet dans les médias, le collectif #NousToutes a lancé le hashtag #MeTooInceste sur Twitter. Suivant le modèle qui avait provoqué une véritable déflagration en 2017, ce hashtag a déclenché en quelques heures seulement des milliers de messages de personnes ayant subi un inceste. Cela montre que nous ne sommes qu’au début du démantèlement de ce tabou, et ces témoignages sont la preuve que le sujet est loin d’être clos. (...)
En accusant son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, dans son livre La Familia Grande, Camille Kouchner brise le tabou de l’inceste. En l’inculpant d’agression envers son frère jumeau, l’avocate rompt le pacte social et trouble tout un système bien rôdé, qui, jusqu’alors, protégeait la mauvaise personne. L’inceste survient dans tous les milieux sociaux, les plus aisés ne sont pas épargnés.
Isabelle Aubry explique qu’ « il faudrait commencer par dire l’inceste, lever le tabou du mot même de l’inceste : prononcer ce mot qui fait peur, et ne plus parler seulement de « violences sexuelles intrafamiliales ». Pour lutter contre un tabou, il faut commencer par le nommer ». Tabou signifie en effet interdit de faire et interdit de dire. « Or l’inceste est un tabou qu’il est interdit de dire, mais pas de faire. » (...)
En dénonçant l’inceste, c’est tout un système qui est mis en cause et qui renverse l’ordre établi : la victime d’inceste devient sujet et non plus objet. En parlant, les personnes ayant subi l’inceste pointent directement « le berceau des dominations », la fondation de toutes les autres violences, et ainsi, du patriarcat lui-même. Les incesteurs sont à 98 % des hommes (7) et ces sévices ne sont pas sans rappeler les violences subies par les femmes (...)
Et la justice, qui peine à prendre en charge ces violences, n’est que le reflet d’une société qui ne protègent pas suffisamment les femmes et les enfants.
Celle-ci étouffe le problème à sa racine : les corps médicaux, enseignants, judiciaires, ne sont pas formés à accueillir la parole des victimes, les rendant toujours plus difficile à dépister, et donc à prendre en charge. Il est nécessaire que des réformes soient enfin mises en place et que des actions soient menées pour lutter contre l’invisibilisation.
L’association « Face à l’inceste » recommande un plan de prévention gouvernemental, arguant que depuis le début des années 2000, l’OMS recommande la création d’un plan national pour lutter contre les violences qui nuisent gravement la santé. Il s’agit donc de traiter de ces violences comme un sujet de santé publique. (...)
Le 30 novembre 2018, la proposition de loi contre les « Violences éducatives ordinaires » (VEO) était adoptée. Elle comprenait notamment une mention sur l’exercice de l’autorité parentale, en adressant à ses détenteurs le fait qu’ils ne « peuvent pas user de violences physiques ou psychologiques » à l’encontre de leurs enfants. Raillée, considérée comme inutile, cette loi, largement symbolique, n’en reste pas moins importante. En effet, les chiffres de l’Observatoire de la Violence éducative ordinaire (OVEO) sont alarmants. « 85 % des parents français disent pratiquer la violence éducative ordinaire (toutes origines et tous niveaux socio-culturels confondus), 71,5 % donnent une « petite gifle », plus de la moitié des parents frapperaient leurs enfants avant l’âge de 2 ans, et les trois-quarts des parents interrogés avant 5 ans » (13).
L’éradication des violences ordinaires, et de l’inceste, passent aussi par la façon dont sont éduqués les enfants. Éduquer un enfant, ce n’est pas jouir d’un pouvoir absolu sur lui. Il s’agirait ainsi de remettre en perspective le rapport d’autorité entre l’enfant et l’adulte pour que certaines violences psychologiques et physiques cessent. Un enfant a droit au même respect que les adultes et notamment droit au respect de son corps. Il ne devrait pas être forcé de « faire un bisou » ou d’en recevoir, et il serait primordial qu’on lui enseigne que son corps lui appartient. (...)
Un changement législatif et culturel nécessaire
Ce n’est néanmoins pas la première fois que le « tabou de l’inceste » semble se fissurer. Dès les années 1980, deux publications ayant fait date contribuent à visibiliser le phénomène : De la honte à la colère de Viviane Clarac et Nicole Bonnin en 1985, puis Le viol du silence d’Eva Thomas. En 1986, Eva Thomas est aussi la première victime d’inceste à s’exprimer à visage découvert à la télévision, dans l’émission Les dossiers de l’écran. Par-delà ces ouvrages, la littérature s’était aussi emparée du sujet, avec L’inceste de Christine Angot (1999), Le jour, la nuit, l’inceste de Mathilde Brasilier (2019), sans oublier les multiples témoignages de victimes célèbres, comme la chanteuse Barbara ou l’artiste Nikki de Saint-Phalle. L’inceste est donc un crime connu et documenté depuis longtemps (...)
Suite à la pression des associations, l’inceste est réinscrit dans le Code pénal en 2016, mais est seulement considéré comme une circonstance aggravante du viol ou de violences sexuelles, et non comme un crime spécifique.
La loi du 14 mais 2016, relative à la protection de l’enfance reconnaît néanmoins pour la première fois que les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis sur la personne d’un mineur par un ascendant, mais aussi « un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce et enfin le conjoint, le concubin du parent, s’il a sur le mineur une autorité de droit ou de fait ». Néanmoins, les agressions venant des cousins ne sont pas reconnues comme des agressions incestueuses. L’association « Face à l’Inceste » se bat ainsi pour les y faire figurer, car comme le rappelle Isabelle Aubry : « Près de 16% des agressions sexuelles intra-familiales sont commises par des cousins, c’est une proportion non-négligeable, qui doit être reconnue par le législateur. »
En 2018, la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes a étendu la qualification d’inceste à l’ensemble des victimes, alors que cette surqualification ne concernait auparavant que les mineurs. Une victime majeure d’une agression sexuelle commise par un membre de sa famille se voyait privée de la qualité de victime d’acte incestueux du seul fait de sa majorité.
Si le droit français avance timidement en matière d’inceste, il comprend toujours une difficulté fondamentale : les victimes doivent prouver leur non-consentement aux violences sexuelles subies, quel que soit leur âge au moment des faits. Cela a des conséquences importantes au moment du jugement. (...)
« Aujourd’hui, la loi transforme les enfants en coupables, les victimes peuvent être considérées comme des complices dans le système pénal français. » Isabelle Aubry (...)
Il convient d’ajouter que, dans de nombreux cas où les mères tentent de protéger leur enfant contre des violences incestueuses, la justice est bien souvent du côté de « la loi des pères », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Patric Jean. En effet, le « syndrome d’aliénation parentale » (SAP) est souvent invoqué lors des procès de divorce. Cette théorie, conçue par Richard Gardner, psychologue américain défendant la pédocriminalité, ne repose sur aucun fondement scientifique, et influence pourtant de nombreux magistrats. Ce prétendu syndrome soulève l’idée que lorsqu’un homme serait accusé de violences, et notamment d’inceste, celui-ci serait en fait innocent et accusé à tort par ses enfants, car eux-mêmes endoctrinés par leur mère dans le but de s’en voir attribuer la garde pleine et entière. Cette rhétorique masculiniste est régulièrement utilisée par des association dites « de défenses des pères », dans le but de décrédibiliser la parole des femmes et des enfants victimes de violences, conduisant parfois le juge à confier la garde de ces derniers au parent agresseur. Or, comme le rappelle l’association Face à l’inceste, « aucune autorité scientifique n’a jamais reconnu un tel « syndrome » et le consensus scientifique souligne le manque de fiabilité de cette notion. (...)
Il est donc urgent de reconnaître dans le Code pénal l’inceste comme un crime à part entière, d’abolir les délais de prescription pour les crimes incestueux et surtout, de cesser de questionner le consentement des victimes. Cette loi est héritée d’une pensée tenace, particulièrement prégnante dans les années 1960, qui revendiquait pour toutes et tous le droit à la jouissance, dès le plus jeune âge. Cela a permis à des prédateurs, Matzneff et Duhamel en tête, d’officier en minimisant, voire en banalisant les abus sur des mineurs, au nom d’une prétendue « libération », d’une « éducation sexuelle ». La langue est d’ailleurs encore imprégnée de cette idée : on parle toujours de pédophile, dont la racine étymologique grecque renvoie à la philia, c’est-à-dire à « l’amour ». Or, comme le rappelle Charlotte Pudlowski dans le quatrième épisode du podcast Ou peut-être une nuit, l’inceste n’est jamais une histoire d’amour. C’est toujours une histoire de domination. Commençons donc, pour amorcer ce changement culturel nécessaire pour évoquer l’inceste, à ne plus parler de « pédophilie », mais bien de pédocriminalité. Nos imaginaires aussi doivent changer.
Ce qui doit changer, c’est aussi les moyens mis sur la table pour lutter contre l’inceste. Le constat est sans appel : la dernière campagne de sensibilisation gouvernementale date de 2002. Il faut lancer un grand plan de lutte contre l’inceste, à l’échelle nationale (...)
le renversement culturel en train d’être inauguré par la vague #MeTooInceste peut laisser espérer que l’inceste ne sera plus une violence occultée dans nos sociétés. La libération de la parole est une première étape essentielle, salvatrice pour de nombreuses victimes. Face à ce crime qui déshumanise, qui isole, le sentiment d’un vécu partagé permet de recréer le lien détruit par la violence. Pour reprendre les mots d’Isabelle Aubry, c’est en reconstruisant ce lien que l’on passe du statut de victime à celui de survivant : « C’est un mot qui me tient à cœur car il veut dire que l’enfant qu’on a été a dû subir, alors que quand on est survivant, on peut de nouveau agir sur sa vie. »