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La vie des idées
L’hésitation vaccinale, ou les impatiences de la santé mondiale
Article mis en ligne le 5 mai 2021
dernière modification le 4 mai 2021

2016. La France championne de la défiance vaccinale. Sur une carte du monde en dégradés de rouge, le petit hexagone au centre est peint en bordeaux : il est devenu le mouton noir de la vaccination, c’est du moins ce que présente l’anthropologue Heidi Larson depuis la London School of Hygiene and Tropical Medicine, au terme d’une enquête menée dans soixante-sept pays, qui fait caracoler la France en tête du palmarès.

Si le cas des Français est grave, le problème n’en est pas moins mondial : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré l’hésitation vaccinale « ennemie de l’année » en 2019. (...)

Les sondages du Vaccine Confidence Project, le groupe de recherche d’Heidi Larson, sont devenus un point de départ obligé des discours sur la vaccination en France. Ils symbolisent une nouvelle ère dans l’histoire de la santé publique, où la France, « pays de Pasteur », surprend et inquiète d’autant plus. Leurs résultats sont confortés par des enquêtes nationales, aux conclusions toutefois plus nuancées. (...)

Ce n’est donc pas une surprise si, au printemps dernier, dans l’effervescence des premiers mois de l’épidémie de Covid-19, paraissent les premiers chiffres sur le futur vaccin tant attendu : environ un quart des Français n’y auraient pas recours [1]. Un sondage du Vaccine Confidence Project, réalisé entre octobre et décembre 2020, à un moment où les vaccins ne sont toujours pas disponibles en dehors d’une poignée de pays, dresse un tableau encore plus sombre. Avec seulement 44 % d’enquêtés déclarant vouloir se faire vacciner, la France se retrouve, encore une fois, dans la ligne de mire (...)

La production de ces sondages s’accompagne d’une reconceptualisation des refus de la vaccination, un phénomène ancien dont les ressorts évoluent et nécessitent, sans aucun doute, de nouveaux types d’analyse. Au début des années 2010, la notion turbulente de résistance, couramment utilisée par les historiens, et celle d’acceptabilité, plus en phase avec un idéal d’objectivation sociologique, ont été remplacées par un vocable qui a fait d’emblée fortune : l’hésitation ou hesitancy. Le terme est rapidement repris à son compte par l’OMS qui propose de le clarifier : « L’hésitation vaccinale désigne un retard dans l’acceptation ou un refus des vaccins malgré la disponibilité des services vaccinaux [3]. » Cette notion ne renvoie pas au refus ferme, militant et organisé, finalement rare, mais recouvre le spectre plus large des personnes qui n’adhèrent pas à la vaccination sans se poser et sans poser de questions. Chemin faisant, l’hesitancy élargit considérablement la population qui inquiète les autorités de santé publique. (...)

Les expressions désignant les personnes renâclant à la vaccination ont été nettement dépréciatives par le passé. Heidi Larson invitait récemment à renoncer à l’expression d’« antivax », selon elle trop agressive, pour lui préférer une approche plus compréhensive du rapport des citoyens à la science (...)

Plus aimable que la terminologie habituelle, la notion d’hésitation vaccinale est néanmoins susceptible de recevoir des interprétations autres que celles du grain de sable qui bloque la machine à vacciner. Car elle peut aussi signifier le maintien de la réserve critique qui dénote le bon citoyen et sa capacité à faire marcher la démocratie sanitaire.

Avec cette terminologie bientôt adoptée dans les milieux onusiens, on se situe à l’évidence dans le domaine de la « Global Health ». Ce régime de la santé mondiale, constitué dans les années 1990, se caractérise par une alliance d’agences internationales et de fondations privées dotées de grands moyens, au premier rang desquelles se trouve la Fondation Gates. L’évaluation étant leur valeur cardinale, les acteurs fonctionnent à coup de statistiques, avec une priorité donnée aux analyses en termes de coût-bénéfice. L’hésitation vaccinale semble marquer une nouvelle étape métrologique de la Global Health avec ses classements internationaux portant sur les perceptions et les intentions en matière de vaccination. Les sondages d’opinion confirment une transformation du rapport au pouvoir médical sur laquelle s’accordent les observateurs occidentaux depuis une trentaine d’années. Ils répondent aussi aux inquiétudes sur l’ébranlement de l’autorité scientifique par les réseaux sociaux. (...)

Mais en braquant l’attention sur ce qui n’est au départ qu’un sentiment exprimé par les individus interrogés, ces sondages donnent au phénomène de l’hésitation de l’ampleur et un caractère d’urgence, alors que, pour l’essentiel, le bilan des vaccinations hors Covid-19 demeure très positif en France. (...)

L’écart entre déclarations et comportements

La crise des perceptions de la vaccination ne se dégage donc pas avec évidence de la compilation sur vingt ans des couvertures vaccinales de l’enfance. Les taux des dernières années ne se sont pas non plus effondrés par rapport aux estimations imparfaites des années 1980. Bien sûr, des inégalités régionales peuvent créer des terrains propices à une épidémie de rougeole. Par ailleurs, ces taux ne concernant que les vaccinations de l’enfance ne représentent évidemment qu’une fraction de la population générale amenée à se faire vacciner contre le Covid-19. Il n’en reste pas moins que l’image catastrophique donnée par une décennie de sondages ne correspond pas à la réalité de la couverture vaccinale telle que mesurée par une agence de l’État, qui place la France dans la moyenne des pays de l’OCDE. On doit donc, lorsqu’on évoque ces sondages d’opinion, souligner immédiatement l’écart entre les déclarations des individus et leurs comportements.

Si l’on peut débattre de l’ampleur des effets sanitaires de cette hésitation, le problème politique quant à lui saute aux yeux, puisque la répétition des sondages transforme en destin – l’exception française [6], encore ! – une situation par nature volatile – qu’est-ce qu’un sondage d’opinion, sinon un instantané ? Et de là à considérer que les taux d’hésitants sont la mesure de toute chose, il n’y a qu’un pas. (...)

La contagion des émotions, plutôt, permise par les technologies digitales, pourrait éroder la confiance dans les vaccins au point de les rendre inopérants [7]. » Ce genre de déclarations, égrenées à travers les pages de Stuck, commence à être démenti par des travaux de sciences sociales qui soulignent la taille réduite de l’audience atteinte par les acteurs de la désinformation, en particulier lorsqu’on la compare à l’audience touchée par les sources sûres de santé publique [8]. Mais le diagnostic a pris son essor politique, il s’est transformé en lieu commun et donne au passage l’occasion aux spécialistes de santé publique de se lamenter sur cette discipline sous-financée, sous-valorisée, dépourvue d’argent, de prestige et de desservants, qu’on ne cesse d’oublier [9]. Il s’agit aussi de rétablir à cette occasion les valeurs de la science et de la médecine, voire le respect de la hiérarchie et de l’ordre.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les premières grandes critiques de la notion d’hésitation vaccinale se soient formulées sur un plan politique, et non sur des questions de méthode. À l’hiver 2020-21, plusieurs articles ont reproché à cette hésitation vaccinale tant ressassée de servir d’excuse au lancement laborieux de la vaccination contre le Covid-19 en décembre 2020. Et même de ralentir l’organisation de la campagne, en imposant des procédures jugées trop précautionneuses. En France et ailleurs, des auteurs expliquent qu’il y a désormais moins un obstacle de perception que d’accès [10]. C’est là toute l’ironie d’un appareil statistique mesurant l’hésitation dans un contexte d’abondance de l’offre, qui détermine le débat public au moment précisément où celle-ci s’avère insuffisante, voire inexistante.

Pour expliquer l’importance aujourd’hui donnée à ces sondages, il nous semble nécessaire d’esquisser une histoire qui ne se contente pas de présenter un basculement de la population dans une nouvelle ère de défiance. Car les sondages répondent à une demande de l’État et des organisations internationales, qui reflète l’inquiétude des responsables sanitaires devant les menaces qui pèseraient sur la raison scientifique. Le poids pris par ces études est inséparable de la transformation du pouvoir médical et de la disparition d’un mandarinat historiquement puissant en France, qui ne doutait guère de son autorité sur le public. Par ailleurs, l’interprétation des sondages fait appel à la mesure des taux effectifs de vaccination. Or l’histoire récente de la statistique vaccinale fait ressortir une transformation dans le rapport des experts, et finalement du public, avec les taux mesurés, d’une part, et les taux idéaux de couverture vaccinale d’autre part, c’est-à-dire de conventions épidémiologiques et politiques qui fluctuent au cours du temps. Nous formulons l’hypothèse selon laquelle la montée en précision des taux d’immunisation et la fixation d’objectifs plus ambitieux ont déclenché une impatience devant les délais parfois très longs, pourtant banaux dans l’histoire moderne, de l’adoption des innovations vaccinales. (...)

. Comme le résument les auteures d’un article récent : « Les déterminants de l’hésitation vaccinale HPV en France restent mal connus, mal compris et, par conséquent, difficiles à prendre en compte ». Les publications regorgent d’hypothèses contradictoires. Le fléau de l’hésitation, décrit en termes épiques, embrasse visiblement de nombreux déboires et difficultés des temps modernes, dont le tsunami d’une information incontrôlée dans les réseaux sociaux, la perte de confiance des citoyens dans toutes les autorités, la montée des individualismes, etc.

Conclusion

Il est vrai que la compréhension de la vaccination n’a jamais été seulement celle d’une technique médicale s’inscrivant dans une panoplie d’outils de soins et de santé. Sa longue histoire parmi les hommes est faite tant d’adaptations à des problèmes pratiques que d’interrogations sur sa signification sociale et politique, variables selon les époques. La notion d’hésitation vaccinale, son appareil statistique, ainsi que l’impatience des experts devant le temps nécessaire à l’adoption des innovations, appartiennent indéniablement à la configuration contemporaine de la vaccination. Les hésitants, comme les croisés enrôlés sous la bannière de la dénonciation de l’hésitation vaccinale, incarnent un courant de pensée qui s’étend bien au-delà de la santé publique, et porte sur les rapports entre le corps et les autorités, le corps et la science, le corps et le politique. À travers le refus ou la temporisation à propos de tel ou tel vaccin, les citoyens manifestent leur besoin irrépressible d’explications. Prendre l’hésitation vaccinale comme la simple résultante d’un illettrisme médical et de l’empire des réseaux sociaux sur des populations passives pose problème. Car cette hésitation vaccinale peut être, dans beaucoup de cas, la preuve d’une attitude critique vis-à-vis des pouvoirs publics, et correspond à une attente, une demande légitime, à laquelle il faut effectivement prêter une attention respectueuse.

Reste à savoir comment une notion, dont le succès doit tant au ratage de la vaccination contre le H1N1 en 2009, survivra à l’épidémie de Covid-19, qui remet en exergue l’importance des stocks, des infrastructures, et amène à relativiser la centralité des perceptions et des comportements individuels en santé publique. Avant le lancement de l’actuelle campagne, une experte du comité vaccin Covid-19 français concluait déjà un entretien : « Il y aura un problème [mondial] de logistique. La chaîne de froid, depuis toujours, est un obstacle majeur de la vaccination, plus que l’hésitation vaccinale. »