
La blanchité peut être définie comme une position sociale dominante dans le rapport social de race ou, alternativement, comme le processus lui-même qui délimite les groupes sociaux blancs au sein du rapport social de race. En termes plus simples, la blanchité est au rapport social de race ce que la domination est aux rapports sociaux en général. L’étude de la blanchité revêt un enjeu important pour les sciences sociales qui se préoccupent des rapports sociaux de race, c’est-à-dire de l’ensemble des mécanismes d’essentialisation et de hiérarchisation de groupes sociaux définis par l’appartenance à une « race » supposée.
dans l’étude des rapports sociaux de race, ce sont encore bien plus souvent les groupes dominés et stigmatisés qui font l’objet d’une scrutation scientifique. Ce partage inégal des objets scientifiques peut découler de « bonnes intentions », au sens où les études sur les groupes minorisés visent bien souvent à rendre visibles des discriminations ou des inégalités, voire à rendre visibles ces groupes eux-mêmes. Dans le même temps, il transparaît de l’histoire des sciences sociales – en particulier de l’ethnographie – que la déconsidération des identités blanches et groupes sociaux blancs comme objets scientifiques n’est pas sans rapport avec la dimension privilégiée de la blanchité elle-même. La surreprésentation des objets d’étude non-blancs dans le champ actuel des rapports sociaux de race – mais aussi dans celui des études migratoires – forme en partie le reflet de ce privilège blanc (Guess 2006), voire un rouage de sa reproduction.
Tout en revêtant cet enjeu, la blanchité résiste au regard scientifique. Elle forme un processus social qui peut se donner difficilement à voir, en particulier dans les contextes où les personnes blanches sont majoritaires. Les premières théorisations de la blanchité ont beaucoup insisté sur son caractère d’invisibilité : la blanchité est construite comme relative discrétion lui permettant d’échapper à la catégorisation. Dans le même temps, elle aussi érigée comme norme, ou encore référence, permettant la catégorisation raciale à laquelle même elle échappe. Elle est donc à la fois invisible et normative, discrétion et référence ; ce paradoxe ne lui est cependant pas propre, les études sur les masculinités étant parvenues à des conclusions similaires.
L’étude de la blanchité se heurte ainsi à une difficulté fondamentale : puisqu’elle est construite comme invisibilité, comment la donner à voir ? (...)
Étudier les « expatriations » ou (é)migrations privilégiées des Nords vers les Suds offre un point d’entrée qui permet donc de contourner cet obstacle et de donner à voir la blanchité comme processus social structurellement invisibilisé. Cette démarche retourne l’analyse habituelle de la racialisation et de la migration, qui voit le plus souvent l’une comme production de la minorité et l’autre comme immigration. Dans le cadre de ma recherche sur les résident·e·s français·es à Abu Dhabi (capitale des Émirat arabes unis), menée principalement par méthodes ethnographiques (observation participante d’octobre 2015 à mai 2016, complétée par 70 entretiens semi-directifs de type biographique) (Cosquer 2018), cette démarche a progressivement émergé de l’enquête empirique et lui a donné forme. Elle suppose d’abord de caractériser la forme migratoire que l’on nomme « expatriation » et d’y analyser ce qui la distingue des autres migrations, pour enfin identifier comment la blanchité participe de cette distinction. En retour, ces migrations permettent de rendre la blanchité particulièrement visible.
De l’ « expatriation » à la migration privilégiée
Donner à voir la blanchité suppose première de s’interroger sur le vocabulaire migratoire lui-même et sur ses usages. Les « expatriations » sont-elles des migrations ? (...)
L’appellation même d’« expatrié·e » est emblématique de ce flottement : alors que Sayad (1999) soulignait l’incapacité contemporaine à penser l’émigré·e chez l’immigré·e, le terme « expatrié·e » suggère cette fois une forme d’effacement de l’émigré·e chez l’expatrié·e – dont l’étymologie connote un attachement originaire et définitionnel à une patrie transcendant le pays. Si cette étymologie devrait permettre d’appliquer le terme à n’importe quel·le migrant·e vivant en dehors de son pays de naissance, la majorité des migrant·e·s ne sont pas, ou rarement, désigné·e·s comme tel·le·s. L’usage courant d’« expatrié·e » n’est pas non plus aligné avec le strict sens administratif du terme : l’expatriation au sens strict désigne en effet un statut juridique et économique spécifique, caractérisé par la suspension temporaire du contrat d’un·e salarié·e envoyé·e à l’étranger par son employeur. Mais l’usage courant qualifie d’ « expatriées » des personnes se trouvant dans bien d’autres situations, allant du très temporaire volontariat international en entreprise à l’emploi en contrat local, y compris dans le cadre d’une installation définitive. (...)
La distinction entre « migrant·e » et « expatrié·e » ne se joue donc pas sur le régime migratoire en lui-même : autrement dit, elle ne renvoie pas au statut juridique de la migration et du travail. Dès lors, les usages différenciés des deux termes renvoient à autre chose qu’au régime migratoire : ils suggèrent en fait d’importants écarts sociaux entre les personnes susceptibles d’être qualifiées de « migrantes » et celles susceptibles d’être qualifiées d’« expatriées. » (...)
Les « expatriations », quoique diverses, ont en commun de rassembler des migrant·e·s relativement privilégié·e·s et, surtout, originaires de pays des Nords (...)
À ce premier niveau, ces pratiques sociolinguistiques différencient les migrations privilégiées des migrations les plus précaires – par exemple, dans le cas d’Abu Dhabi que j’ai étudié, celles des travailleurs de construction indiens ou pakistanais – notamment en délimitant plus étroitement les occasions auxquelles celles-ci sont qualifiées « d’expatriations ». Cette distinction sémantique, produite dans les usages quotidiens, s’articule aussi à des registres plus institutionnels : en France, le « Forum Expat » est organisé annuellement par le groupe Le Monde, avec la participation du ministère des Affaires étrangères. Elle infuse aussi les usages académiques eux-mêmes : si les mouvements migratoires depuis les Suds sont qualifiés de « migration », ceux qui se déploient depuis les Nords et qui concernent les classes supérieures sont souvent qualifiés de « mobilité ». Cette différence de désignation a l’avantage de souligner l’écart de conditions entre les premiers et les seconds : cette approche a l’avantage de ne pas dissoudre les migrant·e·s privilégié·e·s dans l’ensemble des flux migratoires, donc de ne pas relativiser la dimension avantageuse de leur expérience migratoire.
Un deuxième avantage consiste en ce que la condition « expatriée » regroupe les migrant·e·s privilégié·e·s et forme ainsi une identité plus importante et plus opératoire que leur nationalité ou que leur profession (...)
De la migration privilégiée à la blanchité
Au-delà de l’analyse sémantique de l’ « expatriation », il s’agit aussi de donner à voir comment se déploie la blanchité dans les formes migratoires concrètes que ce terme englobe. Comment identifier, circonscrire et analyser la migration privilégiée ? Quels sont exactement les mécanismes de son articulation à la blanchité ? La migration privilégiée peut d’abord être définie par certaines conditions de mobilité, quoique dans un sens du terme différent de celui mentionné supra. Alors que le terme de migration désigne, classiquement, le déplacement géographique, celui de mobilité peut désigner spécifiquement la capacité d’être acteurs et actrices du mouvement migratoire, le pouvoir de choix et de décision dans la migration, ou encore l’agentivité [3] migratoire. Alors que le concept de migration permet de replacer les mouvements les plus privilégiés dans leurs points communs avec des migrations précaires ou très contraintes, celui de mobilité ménage donc un place pour la pensée du pouvoir (...)
La mobilité fait donc référence à une forme de structure spatiale des inégalités, déployée à l’échelle des motifs et des routes migratoires.
C’est ce sens du terme de mobilité qui permet de définir la notion de « privilège » dans la migration. (...)
la migration privilégiée est d’abord affaire de nationalité et de passeport, tout en s’articulant à l’histoire coloniale qui hiérarchise ces nationalités en les racialisant.
Une deuxième caractéristique a trait à la position de classe, spécifiquement à l’appartenance aux catégories socioprofessionnelles supérieures, et à la différence – certes parfois plus compliquée qu’il n’y paraît – entre des migrations répondant à une contrainte économique et des migrations où la position socio-économique permet l’extension des choix migratoires, davantage qu’elle ne les dicte (...)
Tou·te·s les migrant·e·s que l’on désigne comme « expat’ » ne sont pas blanc·he·s. Pourtant, de plus en plus d’études mobilisent le concept de blanchité (...)
pour rendre compte de leurs positions sociales. À un premier niveau, les « expat’ » surreprésentent les migrant·e·s blanc·he·s, parce que les personnes blanches sont de façon générale surreprésentées à l’intersection des critères de nationalité et de classe qui conditionnent la catégorisation « expatriée ».
À un second niveau, certains contextes d’ « expatriation » intensifient l’association des nationalités des Nords à la blanchité : dans le cas d’Abu Dhabi, être Français·e signifie être présupposé·e blanc·he – ce qui signifie aussi que, pour les personnes maintenues à distance de la blanchité en France, mettre en avant sa nationalité française peut permettre d’être conditionnellement incluses dans la blanchité à Abu Dhabi (...)
À un troisième niveau, l’articulation entre blanchité et migration privilégiée est peut-être plus étroite encore, dans le sens où certaines études s’avancent à identifier dans les migrations privilégiées l’un des ressorts de reproduction de la blanchité, à une échelle globale comme dans les contextes locaux. La blanchité est un processus historiquement, spatialement et géopolitiquement situé, par lequel certains groupes sociaux sont racialisés comme blancs, positionnés et reconduits dans une hiérarchie sociale qui les avantage vis-à-vis d’autres groupes sociaux.
Ce processus est historiquement lié au colonialisme et à la division mondiale des populations et des échanges. Or les routes migratoires cristallisent l’un des héritages les plus concrets de la période coloniale : les migrations désignées comme « expatriations » sont en partie – en l’espèce, les migrations des Nords vers les Suds – celles qui suivent les mouvements migratoires des colons du siècle dernier. (...)
La production de la blanchité, in fine, a moins lieu dans les migrations qu’elle a lieu par les migrations, celles-ci mettant par excellence en lien les logiques globales des formations raciales et leurs modes de production locaux (...)
L’expérience « expatriée » à Abu Dhabi : formes locales de distinction blanche
Les contextes migratoires locaux peuvent se révéler divers et témoigner de reconfigurations postcoloniales très plurielles des rapports de pouvoirs : dans le cas d’Abu Dhabi, le contexte local émirien façonne les conditions d’une véritable mise en crise de la blanchité. En effet, les personnes émiriennes sont collectivement perçues comme exceptionnellement riches et dotées d’un pouvoir politique démesuré : les « expat’ » peuvent alors faire l’expérience d’une certaine vulnérabilité, en se sentant dominé·e·s économiquement – et ce malgré l’augmentation de leurs salaires et de leur train de vie dans la migration – et politiquement par un groupe national « arabe » et anciennement colonisé.
Or une autre difficulté propre à l’étude de la blanchité réside précisément dans son entrecroisement à d’autres formes de privilège, en particulier un privilège de classe. (...)
La singularité de la postcolonialité à Abu Dhabi constitue, à ce titre, un théâtre empirique particulièrement intéressant. Les résident·e·s français·es s’y estiment généralement moins affluent·e·s et moins puissant·e·s que les nationales et nationaux, pourtant ancien·ne·s colonisé·e·s. (...)
L ’expérience migratoire des Français·es vivant à Abu Dhabi est marquée par un important sentiment de vulnérabilité vis-à-vis de l’État émirien et de ses ressortissant·e·s. La blanchité est donc mise en lumière par sa mise en crise, par la rupture postcoloniale elle-même : l’expérience de cette vulnérabilité – même si on peut l’estimer limitée – donne lieu à des modes de réaffirmation blanche. Dans le même temps, les résident·e·s français·es tirent également profit de l’exploitation économique et de la domination symbolique des migrant·e·s plus pauvres et plus précaires, également ancien·ne·s colonisé·e·s : d’un autre côté, la hiérarchisation des flux migratoires – à la fois à l’échelle globale et dans le contexte local d’Abu Dhabi et des Émirats – donne à voir non pas la rupture, mais la continuité postcoloniale.
L’ethnographie des résident·e·s français·es d’Abu Dhabi permet donc de tenir ensemble rupture et continuité postcoloniales, rapports au groupe national et à la majorité migrante. (...)