
(...) au bout de quelques années, j’ai été lassé et déçu du fonctionnement associatif. Pour moi, l’engagement associatif doit viser à faire bouger le système, mais les ONG de protection de la nature en France sont complètement dans le système. Elles ont deux modèles économiques possibles : les subventions ou le don. Mais les gens adhèrent et donnent peu en France. Quant à la dépendance aux subventions, elle crée un fonctionnement aberrant. L’objectif principal n’est plus de résoudre tel problème environnemental, mais de payer les quatorze salariés et donc éviter de vexer le conseil régional, le conseil départemental, les « partenaires ». Par exemple, ne pas froisser EDF qui gère les barrages hydrauliques, parce que l’entreprise pourrait nous payer pour faire un suivi intéressant sur la biodiversité aquatique.
Quand j’étais salarié de la LPO à la région Paca [Provence-Alpes-Côtes d’Azur] sur les mammifères, le directeur m’avait interdit de parler, d’intervenir ou de faire une action sur le loup, par crainte de déranger des élus anti-loups qui financent l’association. L’association se contentait d’un petit communiqué ou d’une action juridique de temps en temps pour satisfaire les adhérents, mais il ne fallait surtout pas faire trop de bruit à ce sujet.
Une autre source de financement des ONG est les études d’impact préalables à un chantier…
Oui, et cela produit toujours un débat interne. Certains disent qu’en faisant les études d’impact, on peut influer sur les projets. D’autres qu’on ne parvient jamais à faire bouger les choses et qu’on sert plutôt de caution. Ce n’est pas blanc ou noir, mais à cause des études d’impact et des subventions publiques, la marge de manœuvre des ONG est très faible, avec une autocensure immense.
je pense que mon licenciement n’est pas étranger au fait que j’ai pris publiquement position sur certains sujets comme le loup. Paradoxalement, le fait que je sois engagé pour l’écologie gênait. Certains dirigeants redoutaient que cela donne une image d’association engagée. Dans les Hautes-Alpes, à la suite d’un recours juridique d’associations contre un arrêté préfectoral de tirs de loup, le préfet a dû retirer son arrêté et le président du conseil départemental a annoncé qu’il arrêtait les subventions à la LPO. (...)
Comment voyez-vous la situation écologique aujourd’hui ?
Catastrophique, désespérante. Le système libéral est totalement incompatible avec une réelle écologie. À l’inverse du discours des aménageurs, qui se plaignent de ne plus pouvoir rien faire à cause des normes environnementales, nos campagnes continuent d’être détruites.
L’unique amélioration est la prise en compte nécessaire des espèces protégées. Même si dans le principe « éviter, réduire, compenser » censé guider les politiques publiques, c’est toujours compenser qui est retenu, jamais éviter.
Par rapport aux autres enjeux écologiques, la biodiversité est très peu prise en compte. (...)
Pourquoi ce manque d’intérêt pour la biodiversité ?
La déconnexion des gens avec la nature. Ils n’ont pas de contact avec un arbre, un oiseau. On me demande parfois : qu’est-ce que ça va changer dans ma vie si un crapaud disparaît ? Je réponds à cette question rhétorique par l’absurde. La disparition d’une espèce n’entraîne pas de bouleversement écologique et n’a donc pas de conséquence sur les humains ; mais, si l’on élimine tout ce qui ne nous apporte rien de concret dans l’immédiat, à la fin il ne restera rien. D’ailleurs, les effets cumulés ne sont jamais pris en compte dans les études d’impact. Quand il détruit une zone humide, l’aménageur indique que l’impact est faible puisqu’il ne s’agit que du millième des zones humides du département. Il n’y a pas de vision globale. (...)
Malheureusement, on utilise souvent — et c’est mon cas, par déformation professionnelle — l’argument utilitaire de l’impact pour les humains parce que c’est le seul qui est écouté par les politiques et certains citoyens. Mais la question qu’on devrait se poser est : a-t-on le droit de faire disparaître une espèce ? Un crapaud est important pour lui-même. L’être humain ne devrait pas être l’alpha et l’oméga de la réflexion sur l’avenir de la planète.
La conscience n’est pas le propre de l’humain, mais nous avons quand même une conscience particulièrement développée de nos actes. Cela nous confère une responsabilité de faire attention aux conséquences et le devoir de ne pas détruire.
Faites-vous le lien entre connaître la nature et de la protéger ?
Il n’y a pas besoin d’une connaissance précise pour une protection globale. Du moment qu’on refuse que la prairie soit détruite et qu’on ne veut pas d’un nouvel aéroport, peu importe si ce qu’on protège est telle ou telle sous-espèce de tulipe sauvage. Et à l’inverse, des gens passionnés par l’observation et l’étude des animaux sauvages prennent l’avion tous les ans pour aller voir tel oiseau en Australie ou la banquise qui fond ! (...)
Même si on parvient à intéresser les gens au monde sauvage, cela n’empêche rien car ils sont pris dans un système de consommation. (...)
D’après vous, contre quoi faut-il se battre en priorité pour protéger la biodiversité ?
Contre soi-même. Le système politico-économico-social est incompatible avec une réelle mise en œuvre d’un programme écologique. Au ministère, c’est totalement verrouillé. Pour changer le système, il faut que les gens le veuillent et luttent contre leur envie de confort facile. J’ai des amis naturalistes qui tiennent un discours écolo mais prennent l’avion cinq fois par an pour le bout du monde. Moi-même, j’ai un smartphone depuis peu de temps. Si l’on ne remet pas en question son mode de vie, on ne peut pas demander à un gouvernement de devenir écolo.
J’agis avec mes petits moyens là où je pense pouvoir être le plus efficace. (...)
Je cherche à parler au plus grand nombre. Mais je ne dépense jamais d’énergie à essayer de convaincre quelqu’un qui ne sera jamais d’accord. Quand j’habitais dans la Drôme, mon voisin agriculteur était chasseur ; il n’était pas d’accord avec moi mais je n’allais pas me lancer dans un débat avec lui.
Je ne vais pas changer de discours pour autant. C’est pour ça que certains petits éleveurs me détestent. Je les connais, je connais leurs moutons, je vois ce qu’ils font. Ça les dérange que je raconte ce qui se passe. Pareil pour la chasse. (...)
On n’a pas besoin d’exploiter tous ces animaux et de les envoyer à l’abattoir, pour leur viande ou leur lait. S’il n’y avait plus d’élevage, les cultures serviraient principalement à l’alimentation humaine et on aurait besoin de moins de terres agricoles. On pourrait adopter des modes d’agriculture moins chimiques, moins mécanisés, qui feraient travailler plus de monde — des gens qui s’installeraient à la campagne mais pour y travailler et la faire vivre. Certes, les prairies sont très importantes, mais on peut imaginer les maintenir en y installant des animaux qui ne serviraient pas à la production agricole, dans des fermes-refuges par exemple — ça existe déjà. (...)
Dans ce monde dans lequel on vit, est-ce que ça vaut le coup de faire des enfants ?
Une mesure écologique individuelle forte est de ne pas faire d’enfant. Si l’on consomme végétarien, bio et local, qu’on essaie de ne pas trop prendre la voiture et l’avion, c’est pour réduire son impact ; une réduction d’impact encore plus forte est de ne pas créer un individu en plus qui produit tous ces impacts. Je n’ai pas d’enfant et je ne prévois pas d’en faire. Mais je ne me permettrais pas de juger les gens qui ont des enfants et je ne sais pas si un jour je ne serai pas rattrapé par la passion et les circonstances. Tout cela est tellement triste !
Qu’est-ce qui vous fait tenir malgré tout ?
99 % du temps, l’action ou le combat ne va pas aboutir. En ce moment, avec une ONG, nous demandons au ministère de protéger le putois d’Europe, menacée à cause de la destruction de son habitat et du piégeage mais toujours classé comme nuisible. Les institutions, les naturalistes, le ministère, l’ONCFS [l’Office national de la chasse et de la faune sauvage], le Muséum, tout le monde est d’accord pour dire que l’espèce est menacée. Mais les gens du ministère disent que la protéger déplairait aux chasseurs. Les chasseurs ne s’intéressent pas au putois d’Europe, mais si on leur retire une espèce, ils vont hurler que c’est la porte ouverte aux interdictions. Donc, cette mesure ponctuelle nécessaire a peu de chances d’aboutir.
Je pars du principe qu’une action, normalement, ne va pas aboutir. Cela me permet de ne pas être déçu. Les rares fois où ça fonctionne, ça fait vraiment plaisir. (...)