
Avec un groupe de voisins et voisines, depuis plus de dix ans, on se réunit une journée par mois pour donner un coup de main à l’un ou l’une d’entre nous. Ça peut être n’importe quoi : évacuer des gravats, isoler des combles, déménager, débroussailler un terrain, poser un carrelage, enduire des murs, décaisser un sol, réparer une voiture.
À midi, la personne qui reçoit a préparé un repas pour tout le monde, on se détend et on en profite pour voir qui a besoin d’un chantier le mois suivant. Nous sommes souvent une dizaine. Sur place, chacun·e choisit son poste, tourne selon les besoins, travaille avec les personnes avec qui elle a envie de discuter ce jour-là. Ces chantiers ne nécessitent ni argent, ni association, ni site internet, ni liste mel — quelques coups de fil suffisent à rappeler le rendez-vous. Ils sont aussi une manière d’entretenir l’amitié.
Le groupe se recompose au fil du temps. Certains emménagent dans des appartements et ne voient plus quoi demander, mais continuent à venir pour le plaisir de contribuer. Il y a de nouveaux voisins, des gens qui croulent sous une montagne de travaux chez qui on décide d’aller plus souvent. Certains jours, d’autres passent juste pour faire des blagues pendant le repas. On se relaie pour s’occuper des enfants.
Une fois, nous avons construit un poulailler dans la neige. Un jour d’été brûlant, nous avons fait les cantonniers pour des amis qui vivent tout au bout d’un chemin de terre qui devient impraticable quand il pleut ; on a décaissé pour aplanir sur plusieurs centaines de mètres, enlevé des gros cailloux et remblayé avec du sable. Il y a des gens particulièrement organisés qui arrivent à prévoir plusieurs chantiers dans la même journée : trois personnes pour abattre un mur, deux pour refaire un muret, trois autres pour couper le bois.
Disparition dans le langage ordinaire
Cette pratique d’entraide communautaire semble avoir existé dans la plupart des sociétés humaines. On la croise dans les livres d’anthropologie, par exemple chez les peuples des forêts indiennes (...)
Au Chili et dans d’autres pays d’Amérique du Sud, cette coutume s’appelle la minga. En Transylvanie, la claca. Le magnifique roman Gouverneurs de la rosée (1946) de Jacques Roumain raconte la vie d’un village en Haïti où le déboisement et les querelles ont fait disparaître le coumbite. Le coumbite, c’est-à-dire à la fois l’entraide agricole et le son du tambour et des chants qui les rythment, selon la coutume des mornes, les collines où les anciens esclaves ont fondé leurs communautés. (...)
J’ai toujours été frappée par le fait que ce rituel d’entraide élémentaire et millénaire n’ait plus de nom dans notre langue. (...)
Faire reculer une « machinerie guerrière »
Le fait que cette pratique ait disparu du langage ordinaire est éloquent. On pourrait faire l’hypothèse que la civilisation capitaliste est la seule société humaine dans laquelle elle n’existe pas, sauf à l’état de subsistance ou de pratique alternative très minoritaire. C’est une question à soumettre aux anthropologues. Ce serait logique, puisque le monde capitaliste est précisément fondé sur le démantèlement des communautés de base et sur une individualisation de la satisfaction des besoins, pris en charge par le marché et les administrations. (...)
Dans la même veine, mais sur une échelle plus vaste, des chantiers collectifs sont proposés cet été dans toute la France dans des zad, des fermes, des friches industrielles et des villages. Ces « chantiers pluriversités » sont organisés de manière décentralisée par des groupes locaux et coordonnés par une équipe qui fait le constat que les savoirs transmis dans les universités « sont déconnectés des nécessités et connaissances vitales auxquelles nous confrontent les chocs écologiques et la désolation sociale ». (...)