
Victoire ! Quelques mois avant une échéance électorale absolument cruciale, les partis de la gauche française semblent enfin se réveiller sur la question essentielle de la culture.
Nous nous en félicitons, bien sûr, et nous aurions mauvaise grâce à ne pas le faire, nous qui, depuis des lustres, ne cessons de tirer cette sonnette d’alarme. (1) Mais, il faut l’avouer, nous ne sommes pas certains qu’il s’agisse d’une prise de conscience suffisamment profonde de ce qui est aujourd’hui en jeu.
(...) Il est important de le rappeler : il ne s’agit pas uniquement de moyens, de rééquilibrage, de la considération accordée ou non par les pouvoirs publics aux artistes et aux équipes reconnues. Il ne s’agit pas de prétendre améliorer leur statut sans avoir, au préalable, expliqué pourquoi, si nous voulons bifurquer avant le mur, tout l’avenir de notre société dépend, non seulement des artistes, mais du statut que nous sommes collectivement capables d’accorder à l’immatériel, au non-rentable, aux valeurs de l’esprit, à ce que nous appelons culture au sens le plus large et le plus profond de ce mot, et donc à l’art et à tous les outils qui servent à fabriquer ce que Peter Brook nomme la relation. (...)
Ce que nous affirmons, c’est qu’il s’agit, au même titre que l’écologie et solidairement avec elle, d’un enjeu central pour l’avenir de notre civilisation. (...)
Si la catastrophe politique que nous traversons devait nous être en ce domaine de quelque utilité, ce serait de nous obliger à un retour aux fondamentaux. Ces fondamentaux doivent être repris et réaffirmés avant toute décision politique, notamment d’ordre financier.
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L’un de ces fondamentaux, c’est l’idée qu’il n’y a pas de distinction qui tienne entre ce que l’on appelle « socio-culturel » et ce que l’on qualifie d’« art ». L’art est un acte plus ou moins efficace au sein de la collectivité, il donne ses fruits ou il ne les donne pas, mais, comme l’écrivit Denis Guénoun (4), il n’y a pas d’un côté un art « véritable », fait pour consacrer la distinction des élites et, de l’autre, un art qui serait de « deuxième vitesse ». L’exigence, dans tous les cas, doit être aussi élevée.
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Chacun se souvient que ce pays a été, il n’y a pas si longtemps, gouverné par une coalition de partis de gauche. La culture fut-elle alors prise en compte par l’État avec la profondeur requise, celle dont nous voulons parler ici ? Non.
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Lorsque l’on met l’accent sur ce qui peut être utilisé par le pouvoir pour accroître son rayonnement en termes de valeur ajoutée, au niveau national pour une Ville, une Région, un Département, ou, au niveau mondial, pour un État, ce n’est plus vraiment de culture que l’on parle, au sens où nous voulons l’entendre. Lorsqu’on favorise ce qui est porteur de pouvoir, que ce soit ce qui est déjà visible et reconnu ou ce qui est susceptible de le devenir, on ne favorise pas la culture au sens d’une circulation permanente des idées et des symboles, on se contente d’utiliser ce qui, dans les productions culturelles, peut être utile au politique dans ses échéances et ses besoins de visibilité propres. Et c’est une chose tout à fait différente. (...)
Depuis une quarantaine d’années, les questions de l’écologie ont traversé dans ce pays un parcours politique très semblable à celui qui s’amorce aujourd’hui pour ce que nous appelons culture. Des alertes de courageux imprécateurs, dont René Dumont ne fut pas le moindre - qu’aux débuts de leur combat, personne ou presque n’entendait - à la création d’une opinion, d’un vocabulaire commun, puis d’une force politique, la prise de conscience s’est progressivement nourrie d’un certain nombre de catastrophes dont nous sommes loin d’avoir vu le terme.
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Or, ce qu’il faut faire entendre à nos responsables politiques, ceux, en tout cas, qui sont aptes à l’entendre, c’est que le même phénomène est sur le point de se produire aujourd’hui avec la "culture", ou ce que nous aimons nommer le symbolique, c’est-à-dire l’ensemble des outils de la construction de l’humain. (...)
Il ne s’agira pas seulement, cette fois, de préserver la planète en tant que milieu naturel, mais bien de savoir si cette planète pourra être peuplée d’humains au sens que nous sommes encore en mesure de donner à ce mot. Il s’agit simplement de savoir si nous allons conserver à l’avenir la possibilité de construire des êtres humains pensant, capables, par conséquent, d’élaborer des modalités de vie commune.
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Pas de vie politique digne de ce nom sans confrontation et circulation d’idées, et par conséquent sans possibilité de construire ces idées dans un échange permanent, pas de vie politique digne de ce nom sans mémoire historique, sans réflexion sur notre destin commun, pas de vie politique digne de ce nom sans le précieux exercice de polémiques intellectuelles fondées sur un savoir et une pensée qui se construit dans un aller-retour incessant entre l’individu et le groupe. Pas de vie politique digne de ce nom sans intelligence collective, sans débats et donc sans culture.
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Et c’est évidemment pour cela que les tenants de l’ultralibéralisme, en s’efforçant de détruire, à l’échelle mondiale, toute possibilité de culture, en en brisant un à un les outils, de l’Éducation à la Recherche en passant par le soutien aux pratiques artistiques, ont bel et bien pour objectif de rendre impossible toute vie politique digne de ce nom pour, à terme, réduire à néant toute capacité de construction d’êtres pensant, rêvant, imaginant, édifiant l’avenir en n’oubliant pas le passé, faisant des choix et tentant de les éclairer, apprenant de l’autre, remettant en question leurs savoirs, pratiquant l’échange et le doute dans l’inappréciable agora que ne doit jamais cesser d’être une société humaine.
(...) Wikio