
La CEDH a été saisie par Emily Spanton, qui avait accusé deux policiers de viol, finalement acquittés en avril dernier. Elle dénonce une « motivation insatisfaisante de l’arrêt » de la cour d’appel et soulève la notion de « victimisation secondaire » liée au traitement de sa plainte.
L’affaire du « 36 quai des Orfèvres » n’est pas encore close. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) va examiner la requête déposée par Emily Spanton, cette touriste canadienne qui avait accusé de viol deux policiers d’un prestigieux service parisien, a-t-on appris lundi 13 février. En avril 2022, ils avaient été définitivement acquittés par la cour d’appel après avoir été condamnés en première instance.
La CEDH va devoir répondre à la question suivante : au regard de la Convention européenne des droits de l’homme, la France a-t-elle respecté ses « obligations d’adopter et d’appliquer de manière effective des dispositions en matière pénale afin que soient incriminés et réprimés tous les actes sexuels non consensuels » ? (...)
Cette procédure n’aura aucune incidence judiciaire : le verdict d’acquittement, prononcé le 22 avril 2022, est définitif. Le seul recours possible reposait sur le procureur général près la Cour de cassation, François Molins, saisi par douze avocates et juristes spécialistes. Mais il a refusé de se pourvoir dans l’intérêt de la loi – une procédure rarissime qui vise à traquer d’éventuelles « erreurs de droit » dans la décision rendue. (...)
« Il n’y aura jamais de nouveau procès. En revanche, nous visons l’indemnisation d’Emily Spanton et la condamnation de la France », indique à Mediapart son avocate, Sophie Obadia, qui, avec Me Paul Mathonnet, a déposé cette requête auprès de la CEDH en août 2022. La pénaliste se félicite d’avoir passé « cette première étape » : « C’est un très bon signal. »
C’est « une victoire d’étape » pour Emily Spanton, considère aussi le juriste Nicolas Hervieu, spécialiste de la CEDH et enseignant à Sciences Po, car la CEDH n’examine pas toutes les requêtes qui lui parviennent, mais seulement celles qui lui paraissent fondées, rejetant « 90 à 95 % » des dossiers dont elle est saisie.
Une éventuelle condamnation de la France devant la CEDH serait un événement. En attendant, un débat contradictoire va s’ouvrir entre le gouvernement français et la requérante, et la décision n’est pas attendue avant « un an et demi, deux ans au plus tôt », selon Nicolas Hervieu.
La notion de « victimisation secondaire » (...)
Trois volets seront scrutés, poursuit le juriste : « l’accueil de la plainte, le recueil de la parole, le traitement humain de la plaignante ; la façon dont se déroulent les débats lors du procès ; les motivations du juge pénal interne ».
Pour l’avocate d’Emily Spanton, ce concept de « victimisation secondaire » est « totalement accessible » dans le cas de sa cliente, étant donné la manière « inédite et inadmissible » dont elle aurait été traitée.
« Je n’ai jamais vu, dans un dossier de violences sexuelles, travailler à ce point la vie intime d’une personne victime, remettre en cause à ce point sa parole, assure Sophie Obadia. L’enquête était fournie, mais essentiellement sur l’environnement de la victime, ses habitudes de vie, pourquoi on ne l’aimait pas au Canada, pourquoi elle a changé de travail, etc. » (...)
Des précédents avec d’autres pays
C’est la première fois que ce concept de « victimisation secondaire » est soulevé concernant la France. En revanche, des précédents existent à l’étranger, où la CEDH a soulevé des stéréotypes et biais sexistes dans le traitement procédural de la victime.
« Le premier cas concerne l’Italie, condamnée par la CEDH dans un arrêt rendu en 2021 (...)
Autre cas : la Russie, condamnée le 7 février 2023 par la CEDH, concernant la procédure pour viol d’une enfant de 12 ans de laquelle transparaissait « un mépris total pour les souffrances » de la victime, d’après l’arrêt. (...)
Les biais de genre dans le viseur de la CEDH
Ces condamnations s’inscrivent dans un mouvement plus large de lutte contre les stéréotypes sexistes engagé par la CEDH au début des années 2010, et la construction d’une jurisprudence de la Cour sur les biais de genre.
Ces dernières années, plusieurs États ont été condamnés concernant « les rouages sexistes de la justice et les préjugés des magistrats dans les affaires de prise en charge des femmes, au-delà même des affaires de violences sexuelles », explique Delphine Tharaud. (...)
C’est le cas du Portugal, condamné en 2017 dans une affaire où une femme d’une cinquantaine d’années demandait réparation du préjudice découlant d’une opération gynécologique, notamment s’agissant des relations sexuelles qu’elle pouvait avoir avec son mari. (...)
Pour la France, la décision à venir sera « un point de référence », selon le juriste Nicolas Hervieu. C’est vrai du traitement judiciaire et policier des dossiers de violences sexuelles, et des biais sexistes qui ponctuent encore trop d’affaires, malgré des améliorations en la matière. Mais c’est vrai aussi de la loi : en France, la définition du viol passe sous silence la vulnérabilité de la plaignante. La décision de la CEDH pourrait-elle impulser un premier pas vers un changement de loi ?
Les associations spécialisées ont désormais 12 jours pour se joindre à la procédure.