
D’une poignée d’abrutis de fin de semaine est ressuscitée l’infamie antisémite, qui serait la vérité de l’insurrection des ronds-points, dévoilée par trois ivrognes faisant la « quenelle » dieudonnesque dans un métro et trente beuglards ayant chanté la même « quenelle » devant les marches du Sacré-Cœur, les ivrognes parlant mal à une vieille dame juive indignée de leur crasserie, les beuglards profanant le « Chant des partisans », dont l’air volé soutient leur pornographie scandée de « dans ton cul ». De vomissures, on fait de la politique.
L’indignation est maîtresse de l’heure, et on m’avertit contre ces chemises brunes françaises qui rejoueront l’histoire, toujours la même, de la populace au pogrome, foule lyncheuse de policiers républicains et de juifs à la fois : « stop ! », comme dirait un porte-parole du gouvernement, contempteur de la France des clopes et du diesel, ces svastikas symboliques finement repérées.
Voir la chemise brune sous le gilet jaune
La haine de la plèbe chez les bourgeois honnêtes m’a toujours amusé ; elle est une pensée décorative qui distrait de la peur, et comme ce pouvoir cède et cède encore à quiconque le menace, policiers en préavis de grève ou « gilets jaunes » qui répondent en brutes de bal populaire à la violence légitime de l’État, comme le président est allé plier le genou virtuel sur la pétition web d’une « gilet jaune » et lui a écrit que finalement, elle avait raison, les marcheurs dépités ont bien droit à un réconfort verbal. Ils se requinquent en stigmatisant l’antisémite, et n’auront pas peur de combattre les quenelliers ! Ah, les braves gens.
Au demeurant, la quenelle est une saloperie. Mais, oserais-je, la quenelle des salopards n’est qu’un instant des « gilets jaunes », que seule l’acrimonie élitaire décrète signifiant.
On aurait pu, a contrario, passer en boucle sur nos télévisions ces « gilets jaunes » savoyards qui s’enlaçaient sur « La foule » de Piaf, dans une scène douce et onirique, le soir où des gendarmes émus levaient leur barrage, et on aurait alors commenté leur ressemblance avec les occupants d’usines du Front populaire ? On aurait pu chanter la fraternité de ces veillées de Noël où des « gilets jaunes » se sont tenu chaud, et l’humanité émouvante de ces désormais plus que rien. Mais concernant le peuple ici et maintenant, spontanément, une bourgeoisie préfère voir la chemise brune sous le gilet jaune. Et je ne pourrais, juif, que m’en inquiéter.
Me voici entraîné à parler en tant que juif d’une fronde sociale qui serait, finalement, dirigée contre moi.
L’affaire des « gilets jaunes » n’est pas mon histoire juive. Je n’ai pas d’opinion juive sur le fuel, les taxes ou le paso-doble du président Macron et des provinces oubliées. J’en connais –ou j’en devine– comme citoyen, journaliste, pessimiste, anarchiste réprimé, nostalgique de l’ordre, que sais-je. Comme juif, je n’en dis rien.
Il m’arrive d’avoir des opinions juives sur quelques grands sujets de l’heure, et c’est aussi bien en juif qu’en Français que je regarde tendrement les migrants, je sais pourquoi. Mais j’aimais, dans l’affaire des « gilets jaunes », qu’elle resta laïque et simplement sociale, c’était modestement primordial et républicain. Me voici entraîné par des clapotis de bêtise et la manie de quelques vigilants à parler en tant que juif d’une fronde sociale qui serait, finalement, dirigée contre moi. (...)
Le 24 décembre au matin, sur RMC, on entendit une vigilante parmi les vigilants expliquer à une journaliste que le juif était le bouc émissaire de la gilet-jaunie, car quand les gens vont mal, ils cherchent un responsable, et il s’agit souvent du juif, qui incarne le pouvoir et l’argent. La journaliste hochait la tête, et la question n’était même plus de savoir si les « gilets jaunes » haïssaient les juifs, mais pourquoi ils les haïssaient.
Simone Rodan-Benzaquen, c’est le nom de la vigilante, était à sa partie. C’est elle qui avait, sur Twitter, posté la photo de la banderole du Rhône ; elle n’avait pas posté les articles de l’AFP, du Progrès ou de 20 minutes qui relativisaient l’affolement. (...)
Les vigilants ne sont pas de mauvaises personnes : seule la paresse des faiseurs d’opinion les rend problématiques. On accepte sans douter leur expertise, leurs préjugés et leurs certitudes, quand bien même celles-ci contrediraient tout ce que l’on sait et voit de notre pays –voire la simple logique.
On pourrait ainsi, à bon droit, considérer qu’une mémoire transmise à 90%, trois quarts de siècle après l’horreur, est un chiffre honorable, qui témoigne de la constance de la Nation dans le respect de la Shoah ? On pourrait de même prendre les dégénérés quenelleurs pour ce qu’ils sont, des dégénérés que la société réprouve, ne pas leur faire ce cadeau éhonté que de les suggérer emblématiques d’un soulèvement populaire et ne pas accorder à l’antisémitisme une place centrale dans les contestations. On pourrait en somme prendre avec calme les vigilances des vigilants, et sans nier ce qu’ils disent découvrir, ne pas leur abandonner l’analyse et ni tomber dans leurs pièges.
J’ai, juif, un point de vue sur les vigilants : ils m’enferment bien plus qu’ils ne me protègent, et travestissent bien plus qu’ils ne révèlent. Ils m’exposent à des combats dont je ne veux pas et dont je deviens le prétexte. (...)
Dans une France d’abandon et de rancœurs, de rumeurs et d’inquiétude, les crapuleries d’un Soral ou d’un Dieudonné peuvent se glisser en folklore sordide. Mais ce n’est pas l’antisémitisme qui mène ce bal, simplement l’envie de vulgarité qui anime les hommes que l’on oublie, et qui s’oublient.
C’est triste pour la France, mais est-ce périlleux pour les juifs ? Ces malheureux idiots ne nous détestent pas de préférence, en dépit de leurs gourous, et il serait absurde d’entrer dans leur perversité et de la nourrir d’indignations forcées. La scène du Sacré-Cœur était laide bien avant d’être antisémite. Sans doute ne l’était-elle pas, et celle du métro, possiblement, pas davantage. De la viande bête, de la viande saoule, entonne un air vulgaire et reproduit un geste de pornographie politique.
La vieille dame du métro n’a pas voulu porter plainte et conteste que les pochtrons imbéciles qu’elle avait chapitré ait prononcé des mots anti-juifs. Il n’y avait, pour nous juifs, pas grand-chose à dire ; on a dit pourtant, et c’est ici que je redoute un danger, si d’habitudes, de paresses, d’automatismes, de vigilance, de cynisme, on mobilisait l’offense faite aux juifs pour punir les « gilets jaunes », en les écrasant d’une épithète infâmante.
On brosse à petites touches, de petits faits vrais mais choisis, un tableau sordide d’une France des provinces lumpenisée et trumpisée. (...)
Antisémite, l’insurrection n’est pas ; des antisémites fleurant une aubaine, les Dieudonné et les Ryssen, la reniflent et s’y logent. (...)
Servir de bouclier idéologique
Que l’on prenne garde : ce discours est performatif plus que descriptif. Il ne raconte pas le mouvement, mais l’emprisonne et peut le remodeler. Il anticipe ce qui n’est pas et n’a pas lieu d’être, mais qui sait ? Il fabriquera l’horreur, s’il apparaît qu’effectivement, la question juive est le prétexte des gouvernants contre les réfractaires, si pour disperser cette révolte qui l’empoisse, les beaux chevaliers de la forteresse assiégée du pouvoir m’empoignent, moi, juif, et m’utilisent comme leur arme suprême, me jettent à la figure des enragés. La haine, alors, viendra.
L’antisémitisme n’est pas une vue de l’esprit. Il existe dans les replis de notre société, blesse et parfois tue. Mais il n’est qu’une violence minoritaire, marginale et condamnée –et instrumentalisée aussi bien. L’antisémitisme est cette aubaine que la vigilance offre aux gouvernants en souci. Nous y sommes, exactement. Pris en flagrant délit de mépris puis de reculade, le pouvoir –ses hérauts– s’oublie et se grise de vertu, tel un doux ivrogne qui chasse ses faiblesses dans la dive bouteille. (...)
Impopulaires, stressés et assiégés, les macronistes vont défendre la synagogue que les « gilets jaunes », pourtant, ne songent pas à brûler. (...)
Défendre les juifs, surveiller les musulmans
Mes vigilants sont les moteurs de cette comédie. Ils ont renoncé à l’indépendance des combattants antiracistes pour s’épanouir auprès des pouvoirs. Le parcours d’une Caroline Fourest, intellectuelle laïque qui alimentait l’hypothèse présidentielle de Manuel Valls, est emblématique de la vigilance. Simone Rodan-Benzaquen, moins connue, ne lui cède en rien.
Sous le quinquennat précédent, l’AJC s’était inscrite dans la trajectoire de Manuel Valls, lui apportant appui et caution bien au-delà de son engagement contre l’antisémitisme. En 2016, l’AJC offrait au Premier ministre la vedette d’un colloque batisé « Le sursaut », où il dénonçait le voile islamique comme le salafisme et appelait à la bataille culturelle et identitaire. Le judaïsme était la caution d’une laïcité de combat, que ses adversaires jugeaient islamophobe. La défense du juif devait passer par la surveillance des musulmans. Ce n’était plus seulement de la défense, mais de l’idéologie. (...)
À nouveau, n’y voyons pas de complot, mais une vraie logique. Il s’agit, pour les vigilants, d’illustrer et d’organiser l’alliance des juifs et des bourgeoisies de pouvoir, qui seules pourront nous épargner les malheurs ; en échange, nous leur garantissons la belle âme, et qu’importe leur politique et ce que le pays en pense.
Sous les couverts d’un discours fièrement républicain, c’est un échange et un pacte –d’ailleurs pas inédit : on joua, dans l’Algérie de papa, l’alliance des juifs naturalisés français et de la puissance coloniale, qui avait choisi sa minorité à élever, séparée des autres indigènes. Chacun y gagnait.
Allons-nous réitérer la manœuvre, mais cette fois dans l’angoisse, non plus pour gagner la France, comme jadis à Alger, mais pour ne pas la perdre, et coller au pouvoir, au manche, au gouvernant par principe, parce qu’il n’est d’autre survie possible ?
Nous serions alors au fond de nous, et en dépit de nous, juifs modernes de la République, une minorité menacée et apeurée, qui retrouverait son antique destinée, protégée par la seule bienveillance du seigneur, attendri ou intéressé par notre seul trésor : la morale que nous incarnons, notre passé douloureux et sacré. Il y a eu assez de blessures, de coups et de morts, ces dernières années, contre des juifs en France, pour que cette régression prenne corps.