
La protection de l’enfance, vous le savez, traverse une crise grave depuis plusieurs années. Elle souffre d’un manque d’anticipation avec des effets en chaine calamiteux nous explique Jean-Luc Boéro. Jean Luc sait de quoi il parle. Il a été responsable de l’aide sociale à l’enfance sur le territoire où je travaillais avec lui. Il encadrait les travailleurs sociaux de terrain, principalement des éducatrices et éducateurs, et moi j’étais sur le volet polyvance de secteur encadrant des assistant(e)s de service social. Cela n’a pas toujours été facile entre nos deux unités, mais nous avons toujours travaillé ensemble dans l’intérêt des enfants tout en tentant de donner sens à nos pratiques respectives et cela dans le respect de nos différentes missions.
C’est pourquoi je vous invite à lire le message de Jean Luc Boéro après qu’il ait visionné le récent reportage diffusé par M6 avec « Zone interdite » : « Familles d’accueil, hôtels sociaux : le nouveau scandale des enfants placés ». Pour lui ce type d’émission est pour grande partie le fruit d’une forme d’imprévoyance et de manque d’anticipation au sein de nos institutions de protection de l’enfance :
« L’immense majorité des professionnels de l’ASE, des directions enfance-familles et des élus départementaux peuvent se sentir à juste titre injustement pointés par le reportage de « Zone interdite » diffusé le 16 octobre sur M6. Leurs engagements sont sincères, leurs volontés politiques réelles, les moyens financiers développés conséquents. Mais le chantier est immense car nous avons pris un grand retard. Et nous sommes aussi dans une situation sociale délabrée qui vit au rythme des crises et d’un modèle social très attaqué.
Les comportements individuels filmés dans ce reportage sont intolérables et ne sont pas du tout représentatifs de l’ASE. Nous ne pouvons que nous désolidariser face à de tels actes. N’oublions pas également que les actes individuels se situent aussi dans des contextes organisationnels ou des pratiques institutionnelles génératrices de maltraitances. Les problématiques évoquées dans ce reportage sont une réalité que les professionnels de l’ASE font remonter depuis longtemps.
Des choix de lieux d’accueil par défaut (...)
Le reportage de M6 montre la prise en charge inadaptée d’une jeune fille en hôtel par des personnels probablement sans qualification et travaillant pour une entreprise d’intérim. Certains élus semblent découvrir cette pratique inadaptée, porteuse de profondes dérives et couteuse : plus de 300 000€ an/jeune. Pourtant les professionnels de l’ASE rejoints par leurs collègues du médico-social ou de la pédopsychiatrie dénoncent cette hérésie éducative.
J’en sais quelque chose car j’ai eu la responsabilité d’un enfant de 9 ans pris en charge dans un tel dispositif. Et il n’a pas fallu ce reportage pour que le grand public soit informé de cette problématique. Le journal Libération, le 16 novembre 2021, intitulait un long dossier : « Mineurs placés : des « incasables » cassés et recassés ». Depuis toujours les professionnels ont expérimenté ou proposé des solutions pour ces jeunes appelés incasables ou jeunes complexes ou jeunes à problématiques multiples. Des tas de table-rondes, de colloques, de rapports, de propositions ont été faites sur la réponse aux besoins pour ces jeunes.
Les solutions dépendent des financeurs
Des adaptations ont eu lieu dans leur prise en charge mais le partenariat est fragile à maintenir. (...)
Combien de fois les équipes ont-elles proposé des solutions qui nécessiteraient du soin, de l’éducatif, du pédagogique ! Mais la mise en place de telles structures est quasi impossible car les financeurs s’attendent les uns les autres. (...)
La question des responsabilités et des moyens financiers est un frein pour l’amélioration et l’adaptation (...)
Le manque d’anticipation est criant sur l’accueil familial.
Déjà au début des années 2000, les organisations comme l’Association Nationale des placements familiaux (ANPF) faisaient remonter des indicateurs qui auraient dû mettre au travail l’Etat et les départements. (...)
« Que de temps perdu ! »
Les scandales hautement médiatisés sur les maltraitances des familles d’accueil ont conduit en 2022, dans la Loi Taquet, à la création du fichier national des agréments et la consultation du fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou de violences pour les embauches. L’attractivité passe aussi par le salaire. Plus de 20 ans auront été nécessaires pour que le salaire de base soit porté au smic (loi Taquet de février 2022). Il y a des départements qui perdent tous les ans un nombre conséquent de places en famille d’accueil et doivent compenser, à la hâte, par des places en établissement pourtant plus couteuses. Certains départements n’ont toujours pas mis en place un plan d’attractivité pour l’accueil familial. Que de temps perdu !
Les questions de pouvoir d’achat des professionnels, de faiblesse des rémunérations sont anciennes et le Ségur bien inégalitaire pour certains métiers du social ne peut à lui seul enrayer le peu d’attractivité des métiers sociaux. (...)
Un manque de vision claire de l’avenir
La gestion financière des dispositifs conduit parfois les directions des établissements à un exercice très compliqué entre les équilibres nécessaires concernant les dynamiques de groupes d’enfants et les obligations sur les taux d’occupation. (...)
Cependant, il ne faudrait pas que le reportage de « Zone Interdite » verrouille les portes de l’ASE. Il est important de communiquer, l’ASE n’est pas réductible à ces travers. L’information est importante. Il a y plein d’innovations, d’engagements forts et revigorants. Les journalistes dans leur grande majorité, comme les travailleurs sociaux, ont une déontologie irréprochable. Promouvoir une information large, immersive et nuancée sur l’ASE est nécessaire pour déconstruire des représentations erronées.
Mais rien ne vaudra mieux que l’anticipation dans le règlement des problématiques de protection de l’enfance pour redonner confiance à toutes et tous ».