
Avec deux nouveaux récits, Au loin le Sud et Ainsi nous leur faisons la guerre, Joseph Andras poursuit sa réflexion poétique et politique sur la révolte et les mécanismes de domination. On y croise le jeune Hô Chi Minh à Paris, les barricades des « gilets jaunes » et une vache ardennaise en cavale. Entretien.
Trois ans après la publication de Kanaky, enquête poétique et politique sur les traces d’Alphonse Dianou, deux nouveaux récits de Joseph Andras viennent de paraître aux éditions Actes Sud. Deux textes courts, ciselés et radicaux, dans lesquels l’auteur traverse Paris sur les pas du jeune Hô Chi Minh (Au loin le Sud), croise bon nombre d’autres colères et dresse trois tableaux autour de la cause animale qu’il dédie « aux mutins, aux déserteurs, aux saboteurs et aux pacifistes » (Ainsi nous leur faisons la guerre). Entretien avec un auteur révolté et rare, dans tous les sens du terme. (...)
Vous l’écrivez dès l’incipit d’Au loin le ciel du Sud : « Il n’est de vie qu’à l’ombre. » Et « rien ne déprave plus que le succès ». Est-ce à dire que la révolte est condamnée à l’échec ? Qu’elle ne peut être que dévoyée par la réussite ?
Joseph Andras : Disons que je partais avec une double difficulté : écrire sur un président de la République, communiste avec ça. On voit aussitôt les pièges : éloge du « grand homme », mausolée, statue du leader à tous les coins de rue. Le livre s’ouvre donc sur un revers de la main – un geste d’humeur anarchiste. On pourrait y voir une précaution. C’est d’abord une tournure d’esprit qui m’est spontanée : les estrades, les lumières crues, les grands cadres de musée, ce n’est pas mon truc. Raison pour laquelle je parle avant tout de Nguyên Ai Quôc, et non de l’homme d’État Hô Chi Minh : un jeune type qu’on a alors dépeint comme un fantôme et dont tout le monde, ou presque, a oublié le nom. (...)
De l’écrasement de la Commune à l’écrasement du gouvernement Allende, on ne compte plus nos défaites. On les porte, on vit avec. Et, dans le même temps, nos victoires nous laissent amers : « Tout le pouvoir aux soviets », c’est très bien ; Varlam Chalamov déporté dans la Kolyma, beaucoup moins. Mitterrand en 1981, on a pu se laisser aller à sourire ; quatre ans plus tard, son gouvernement faisait couler le Rainbow Warrior en Océanie. Ça aussi, on vit avec. Ce que j’esquisse dans ce petit livre, c’est une zone, bâtarde, qui hérite de la séquence 1848-1991. On pourrait même remonter à 1794. Un périmètre dont les contours se trouvent quelque part entre deux bornes dont il faut se méfier : l’esthétique de la défaite (le martyre, les ruines) et la griserie révolutionnaire (le sens de l’histoire, la fin qui broie les moyens)…
L’État est « sourd comme un pot », dites-vous. N’entend-il que l’affrontement ?
Oui. Le radiateur produit de la chaleur, l’éolienne de l’énergie mécanique et l’État travaille aux intérêts d’une minorité de la population. On aurait tort de le lui reprocher : c’est sa raison d’être. Tout le monde est « républicain », aujourd’hui, mais il a tout de même fallu couper Louis Capet en deux pour que la droite finisse par revendiquer les conquêtes de la gauche. La Commune de Paris a décrété la séparation de l’Église et de l’État et quelques mesures sociales utiles aux simples gens : une boucherie.
Pour que le tsar abdique, il a fallu descendre dans la rue, ordonner la grève générale, affronter les forces de l’ordre, armer les ouvriers et occuper Moscou. Pour que Guillaume II prenne la poudre d’escampette, il a fallu davantage que des tribunes et des pétitions : une guerre mondiale et un sacré ramdam ouvrier en Allemagne.
Quant aux indépendantistes algériens ou vietnamiens, ils savaient tout ceci mieux que personne : ils ont longtemps demandé aux autorités coloniales qu’on cesse de leur marcher dessus. Poliment, courtoisement. Et puis, un jour, comme l’État n’en finissait pas de regarder ailleurs ou de les mettre en prison, ils ont dû prendre des fusils. On pourrait continuer sans fin...
Mais quelle est la place pour la non-violence ?
Notez que, lorsque je dis ça, j’ajoute dans le livre que « c’est chagrin ». Personne n’avait envie de mourir sur une barricade. Personne n’a, de nos jours, en France, envie de recevoir des grenades chargées de TNT sur la gueule. C’est la violence du cours des choses, du monde comme il va, qui dicte les brefs – et finalement très rares – éclats de violence populaire. (...)
Le monde ainsi qu’il va – le monde du régime d’accumulation infinie du capital – définit le cadre, déploie ses structures, impose sa violence. Y répondre relève de la défense. Les écologistes se défendent contre le marché pollueur, les syndicalistes se défendent contre le libre-échange globalisé, et ainsi de suite. La presque totalité des gens sur cette planète aimerait mieux jouer à saute-mouton avec ses enfants ou se promener au bord d’un lac – mais, parfois, c’est la goutte de trop !
Cet usage de la violence, quel est votre regard personnel dessus ?
Je me risque à cette platitude : je n’aime pas la violence. Je ne crois pas avoir jamais vu de chose plus pathétique que deux types en train de se taper dessus. L’œuvre de Sartre m’est familière : il me semble bien connaître son auteur ; d’une certaine façon, il m’accompagne. Mais sa fascination pour la violence physique, qu’il confie volontiers, m’est lointaine. Ceci pour dire que mes dispositions affectives n’ont pas grand sens ici. Iveton a tenté de saboter une usine, Dianou a pris des gendarmes en otage, Hô Chi Minh a fondé une armée et les « gilets jaunes » ont monté des barricades : ce que j’éprouve à l’endroit de la violence ne sert à rien pour saisir ces violences.
Elles ont eu lieu ; elles ont riposté, à chaque fois, à la violence de l’ordre des choses, à la violence journalière du « c’est ainsi ». Face à tout ça, il n’est finalement que deux points : la morale et la stratégie (...)
Secouer les garants du cours des choses reviendrait à s’abaisser à leur niveau, à souiller la juste cause par de mauvais moyens, à se couper du très grand nombre. À vrai dire, cette opposition entre « violence » et « non-violence » me paraît théoriquement bancale.
Pourquoi ?
Elle est clinquante. Donc médiatique. Donc vaine. Même Gandhi, apôtre que l’on sait, a dit vouloir, en certaines occasions, préférer la violence. S’il y a des exceptions, des « mais », c’est que cette question ne saurait être réductible à l’unique critère moral, entendu comme absolu, comme impératif catégorique. (...)
Les évidences posées (frapper les civils est dégueulasse, toucher aux enfants est contre-révolutionnaire, etc.), la stratégie est donc le fond de l’affaire. Autrement dit : le sens commun d’un temps T, l’hégémonie idéologique d’une séquence donnée, le rapport de force militaire ou policier, la possibilité de mobiliser une part certaine de la population, les chances logistiques de réussite. Et ça, je crois que ça se discute au cas par cas – et pas de haut, loin de la mêlée. (...)
Le renversement de l’ordre social sera-t-il féministe et animaliste ?
L’ancienne statue de Brown Dog, à Battersea (Angleterre). © DR L’ancienne statue de Brown Dog, à Battersea (Angleterre). © DR
« Sera », je ne sais pas. Maintenant, il paraît évident à un nombre grandissant de personnes que certaines choses ont foiré. La raison close, obtuse, autosuffisante, totalisante, la raison pareille à un « véhicule de domination et de mort », comme le dit l’écoféministe Val Plumwood, on a essayé : mauvaise pioche. Nous croire « comme un empire dans un empire », même chose. L’exploitation des animaux, les habitats sauvages piétinés, les forêts bousillées et le déploiement des agents pathogènes que ça engendre, voilà plus d’un an qu’on en consomme les fruits – masqués. Et chacun sait que ce n’est qu’un début. Que demain sera pire qu’hier. (...)
Cette tradition féministe a saisi, de manière plus fine que nombre de formations « strictement » socialistes, révolutionnaires et anticapitalistes, que rien ne changera fondamentalement si on ne touche pas, en plus du mode de production, aux coordonnées dominantes : l’humain au sommet de la pyramide du monde vivant et l’homme au sommet de l’humain. Qu’on ne peut travailler à la justice sociale sur des milliards de cadavres. Que des champs de bataille au contenu de nos assiettes, il y a continuum. Mon livre reprend cet apport, cette réflexion. Et tâche donc de rendre hommage aux voix qui l’ont rendue possible. (...)
C’est tout de même une drôle d’histoire : la République, en France, c’est 1792. La République est révolutionnaire, elle n’est même, alors, que ça. Même si le drapeau tricolore est du côté des versaillais en 1871, la plupart des communards en appellent à la République – l’authentique, l’achevée, la « sociale ». Où en somme-nous à présent ? « Républicain » est le masque fleuri de la matraque et des gros sous. On n’est, semble-t-il, jamais aussi bon « républicain » que lorsque qu’on marche sur une minorité de croyants – les musulmans, en l’occurrence. C’est la République sans la Révolution : une république contre-révolutionnaire. Sanctifiée car bien installée, vidée de toute portée car aux mains des puissants, dépouillée de sa force subversive car soucieuse de dominer. (...)
Macron prêterait à rire si son pouvoir n’avait pas le sang des « gilets jaunes » sur les mains. Les grands médias ont été ses manageurs : on saura se le rappeler. « Révolution » a, dans sa bouche, la même valeur que tout ce que son régime produit : des sons sans interactions avec ce qu’ils sont censés recouvrir. Lallement cite Trotsky, Blanquer assimile la théorie féministe au terrorisme islamiste, Darmanin reproche à Le Pen sa mollesse et Castaner écrit des haïkus sur les mouettes entre deux dénégations des violences policières. « Révolution », donc. (...)
Seulement voilà : les ennemis de l’égalité sont organisés. Et l’histoire est là pour nous l’indiquer : ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour démolir cette aspiration populaire au mieux-vivre. Être fanatique, aujourd’hui, c’est croire que le compromis social-démocrate est en mesure de faire face aux enjeux climatiques. Être doux rêveur, aujourd’hui, c’est croire qu’on stoppera « l’innovation financière » par une succession de « mesures ». Le pragmatisme oblige à aligner deux idées de manière logique : empêcher le système terrestre de dérailler et, par suite, rendre la vie vivable au plus grand nombre, c’est faire la révolution. (...)
« Remettre les mots à l’endroit »
Où est la révolte aujourd’hui ? Qui sont les rebelles ?
Ils et elles ne manquent pas ! Je reviens sur les « gilets jaunes ». La France des incomptés, des sans-parts, des invisibles, des « territoires », des abstentionnistes, des perdants de la mondialisation : paf, la voici qui surgit. Et, en quelques jours, sans aucune structuration initiale, elle va droit au but : la vie chère, l’impôt sur la fortune, les salaires, la démocratie directe, les retraites. On parle de prendre l’Élysée et le pouvoir se fait littéralement dessus. Bien sûr, le régime macroniste les a matés. Mais c’est là, ça reste, ça restera. Il y a également la révolte écologique. La révolte féministe. La révolte antiraciste. Tout ceci ne constitue pas un bloc, une force de masse organisée, mais, en tout cas, tous nos espoirs s’y trouvent. (...)