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le blog de Christian Laval
« Je lutte des classes » !
Humanité Dimanche 7 octobre 2010, n°231, PierreDARDOT, Christian LAVAL
Article mis en ligne le 26 octobre 2010
dernière modification le 25 octobre 2010

Il n’est de pouvoir qui ne soit confronté à des pratiques qui le mettent, au moins partiellement, en échec. Mais il est vrai aussi que les pratiques de lutte, comme les organisations qui les mènent ou les soutiennent, ne sont pas nécessairement en phase avec des formes d’assujettissement qui ne cessent de se modifier et, souvent, de se raffiner. Il importe donc de ne pas faire comme si le capitalisme n’avait jamais changé, comme si l’État ne se transformait pas, comme si l’exercice du pouvoir était resté le même.

Prendre acte des ruptures dans les formes de pouvoir, c’est se donner les moyens de les combattre. (...)

Le grand ressort du gouvernement des hommes n’est plus aujourd’hui le commandement direct des puissants, ni même le travail de persuasion idéologique des détenteurs de la parole légitime, c’est bien davantage ce que Michel Foucault appelait la « conduite des conduites », soit une manière oblique et indirecte de guider lecomportement des individus en les mettant dans des situations où leur intérêt personnel est sollicité pour les orienter vers des choix supposés « libres ». Non seulement ce type de pouvoir qui modèle les conditions de l’action fait agir selon la norme, mais il conduit chacun en agissant à renforcer les conditions mêmes qui le contraignent.

La généralisation de la concurrence à toutes les relations sociales, l’extension de la logique de marché à toutes les sphères d’activité jusque dans le fonctionnement des institutions publiques, la transformation des citoyens et des usagers en « consommateurs » de services concurrents des autres, voilà à quoi œuvrent les dispositifs de pouvoir mis en place par les gouvernements néolibéraux.

Les techniques d’évaluation à partir d’objectifs quantifiés, de punitions et de récompenses en fonction du « résultat » et du« mérite », n’ont en effet rien de naturel, elles visent avant tout à agir sur les subjectivités en transplantant partout un système analogue à celui du marché qui permettrait aux individus de se comparer entre eux et de mieux mesurer leur propre « valeur ».

Le tryptique « objectifs quantifiés, évaluation individualisée, primes au mérite » commence déjà de s’appliquer de façon autoritaire et verticale jusque dans les écoles maternelles et primaires enjointes de s’engager par « contrats d’objectifs »à améliorer les résultats aux tests scolaires. Et malheur à celles et à ceux qui dévient des « règles du jeu » (...)

C’est précisément cette façon de « discipliner » les individus par leur mise en concurrence que doit déjouer aujourd’hui la lutte. En d’autres termes,son objectif doit être d’enrayer et de bloquer pratiquement la logique disciplinaire qui fait de chacun l’ennemi de son collègue et de son voisin, et partant, qui fait de chacun son propre ennemi. (...)

le grand drame de la sinistre période que nous vivons est le relais qu’a trouvé le néolibéralisme dans l’attitude de la gauche« gestionnaire » et du syndicalisme d’« accompagnement ».

l’action doit investir les enjeux immenses des normes et des techniques, les transformer en affaires « publiques »et en objets de combat. (...)

combien d’actes de désobéissance, parfois aussi minuscules que nécessaires pour ceux qui en sont les sujets, sont accomplis chaque jour,combien de détournements de textes « débiles », de contournement de règles inapplicables, de transgressions de consignes absurdes, combien de gestes d’opposition et de ruse par lesquels les individus se mettent en travers du « bon ordre des choses » ?(...)

Les « désobéisseurs » qui ont fait dernièrement leur apparition sur la scène sociale et politique[2] portent au jour la prolifération sourde et invisible de tous les refus des sujets à participer à leur propre servitude (...)

La désobéissance pratiquée aujourd’hui est, au moins dans ses formes les plus radicales, l’amorce d’un soulèvement politique contre les normes. Elle relève en tout cas d’un acte éthique et politique sur le terrain des normes, qui consiste à refuser de se faire soi-même l’agent de son propre asservissement et de celui des autres. (...)

le champ entier des phénomènes subjectifs devient l’un des terrains privilégiés où se joue la lutte sociale.Aussi doit-on saluer la pertinence de la formule qui s’est répandue comme une traînée de poudre dans les dernières manifestations : « Je lutte des classes » ! Il serait fallacieux d’y lire, à la suite de certains commentateurs empressés, une proclamation d’« individualisme » (...)

Utiliser la première personne du singulier pour décliner une lutte dont la dimension est nécessairement collective, ce n’est pas nier cette dimension, c’est indiquer que celle-ci ne saurait en aucun cas s’imposer d’en haut, comme si chacun était sommé de choisir entre des « blocs » dont les contours seraient déjà dessinés indépendamment de sa propre action à lui. Le« Je » de la formule exprime la conscience que le collectif ne se construira que par un engagement de la subjectivité individuelle dans l’action commune : en ce sens il témoigne, non certes de ce que la lutte des classes est une « idée neuve », mais assurément de ce que la lutte des classes est affaire de pratiques nouvelles.