
L’opposition des gilets jaunes à la hausse de la taxe carbone exprimait-elle une indifférence aux enjeux écologiques ? Comparant le mouvement aux marches pour le climat, deux sociologues identifient un discours écologique des classes populaires, entre conviction pratique et contraintes sociales.
À première vue, l’écart paraît important entre ces deux mouvements. Aux revendications initiales de pouvoir d’achat des gilets jaunes, semble s’opposer la volonté des militants pour le climat d’imposer à l’agenda politique des mesures à la hauteur de l’urgence écologique. Le mouvement des gilets jaunes a lui été abondamment décrit comme anti-écologiste et ses membres comme des individus refusant de faire un effort pour enrayer la hausse des émissions de gaz à effet de serre. Les contradictions entre les deux mouvements se sont également matérialisées sur le terrain des modalités d’action. (...)
Toutefois, des appels à la convergence entre l’enjeu climatique et l’enjeu social ont émergé, notamment à travers un slogan fréquemment entendu ces derniers mois : « Fin du mois, fin du monde, même combat ». Dans ce contexte particulier, l’analyse sociologique peut fournir plusieurs clés de compréhension. Elle peut contribuer à l’objectivisation de la distance sociale et politique entre ces deux mouvements, à travers une analyse comparée des positions sociales et idéologiques des personnes mobilisées, et questionner les termes du débat autour de la « convergence ». Dans cette perspective, certains des premiers résultats de l’étude du collectif « enquête gilets-jaunes », lancée par le Centre Émile Durkheim et de l’enquête de Quantité Critique sur les mobilisations pour le climat — deux enquêtes par questionnaires auxquelles nous avons pris part — invitent à nuancer cette opposition et conduisent à repenser les liens entre ces mouvements. (...)
Bien que la distance soit réelle entre deux populations très différentes, nous verrons que les gilets jaunes construisent un discours, au-delà du rejet de la taxe carbone, qui pose les bases d’une écologie populaire, tout en faisant face à certaines limitations du fait de leur condition sociale. Leur précarité apparaît ainsi tout à la fois comme une limite de leur engagement écologique, et le point de départ d’une valorisation d’une écologie relocalisée. Nous verrons inversement que des mécanismes de contraintes économiques et culturelles existent tout autant dans les manifestations pour le climat. Deux formes d’écologie se dessinent, et il devient alors possible de se projeter au-delà de leur apparente concurrence et de donner à voir des formes d’influences mutuelles, qui convergent dans un commun rejet du système économique. (...)
La fracture apparente entre les deux mouvements s’explique d’abord par une grande distance sociale. Les gilets jaunes et les militants des marches pour le climat n’appartiennent pas aux mêmes classes sociales. Les mobilisations pour le climat semblent avoir regroupé des franges très qualifiées du salariat (...)
C’est tout le contraire qui peut être observé dans les mobilisations des gilets jaunes. Les premières enquêtes sur le mouvement, menées par le collectif « enquête gilets-jaunes », ont bien mis en évidence la surreprésentation en leur sein des classes populaires — employés et ouvriers — par rapport à leur proportion dans la société française (...)
Cette distance sociale conduit à établir une séparation entre la préoccupation économique des précaires et la préoccupation climatique des classes plus aisées. Toutefois, cette observation sociologique ne doit pas faire conclure à une radicale hétérogénéité entre les enjeux écologiques et les enjeux sociaux sur fond de fracture de classe. Les gilets jaunes n’ont pas nécessairement les discours sur l’écologie qui leur sont prêtés. (...)
L’écologie semble donc, dans un premier temps, ne pas constituer une priorité pour les gilets jaunes, sans pour autant susciter leur hostilité.
L’injonction à se positionner pousse toutefois les gilets jaunes à construire un discours écologique autour de leur refus de la taxe carbone. Premièrement, il s’exprime de manière négative, en s’opposant à l’idée que la taxe carbone serait un levier pertinent en matière de politique écologique. Cette opposition se traduit par une méfiance généralisée vis-à-vis des dirigeants politiques. Le gouvernement est soupçonné de mentir en visant d’autres objectifs derrière cette taxe. (...)
Deuxièmement, cette critique de la taxe carbone s’exprime également plus positivement, à travers une reprise par certains gilets jaunes du principe de « pollueur-payeur », qui le complètent toutefois par un discours de classe. Des gilets jaunes mettent fréquemment en avant l’iniquité dans la contribution à la transition écologique, estimant que les plus riches devraient payer en premier ou changer de comportement. (...)
ils justifient les limites de leur pratique écologique par des contraintes spécifiques, et critiquent les termes classiques du débat pour légitimer, en creux, des pratiques écologiques nouvelles et relocalisées. (...)
L’impression d’être déconsidérés par un discours écologique dominant apparaît donc à travers la construction, dans leurs argumentations, d’un clivage entre deux types d’écologie, intimement liés aux conditions sociales et aux modes de vie. Les gilets jaunes mettent à distance l’écologie des riches, ou des « bobos », valorisée par les politiques publiques via les taxes carbone et sur le carburant. Cette écologie serait pensée, vécue et soutenue par une population plutôt urbaine et aisée, qui aurait la possibilité de se déplacer en transports en commun, en vélo ou pour qui l’augmentation de la taxe n’a pas d’impact budgétaire important. (...)
Ils développent alors, à l’opposé, l’idée de pratiques peu polluantes, ancrées dans des contraintes économiques et territoriales très différentes, sans magasins spécialisés dans l’alimentation biologique à proximité, avec des voies de circulation très hostiles au vélo et où il est plus difficile de recourir aux transports en commun. Ce discours valorise le jardin, le potager, la diminution de la consommation d’énergie du fait, en partie, des contraintes budgétaires. (...)
L’écologie est ainsi réinterprétée est relocalisée. Les exemples sont nombreux. (...)
Du point de vue écologique, le rapport des gilets jaunes à leur propre précarité est essentiellement ambivalent. Elle apparaît tout à la fois comme la contrainte les rendant incapables d’adopter des pratiques de consommation socialement perçues comme écologiques, de pratiquer la bonne consommation, mais elle est également la condition d’une faible consommation peu polluante. (...)
En effet, du fait de leurs faibles revenus, leur mode de vie est relativement peu polluant par rapport à celui d’autres classes sociales dans les pays développés ; ils ne prennent pas l’avion, ont réduit leur consommation de viande, limitent au maximum leur consommation d’énergie, ce qui les conduit probablement à une empreinte écologique contenue, bien que supérieure à ce qui serait soutenable à l’échelle mondiale. Alors qu’ils sont précisément pointés du doigt pour leur mode de déplacement, le peu de voyages aériens les conduit toutefois à un impact moins élevé que les classes sociales plus aisées.
On peut ainsi faire l’hypothèse qu’à travers leurs réactions, les gilets jaunes rencontrés mettent en lumière un présupposé central du discours écologique dominant, qui conduit à leur délégitimation : pour être considéré comme écologiste, mieux vaut bien consommer que peu consommer. La faible consommation, ou non-consommation, quand elle est contrainte, semble en effet dévalorisée par rapport à un idéal type de bonne consommation, incarné par la consommation biologique dont l’impact sur l’environnement est parfois discutable (emballage plastique, transports), mais qui est socialement valorisée et gratifiante. Contraints de consommer peu, les gilets jaunes ne se soumettent pas au prérequis du libre choix qui sous-tendrait la bonne pratique écologiste. De ce fait, les classes populaires sont systématiquement considérées comme favorisant des modes de vie non écologiques, dans la mesure où les contraintes économiques qui pèsent sur elles réduisent considérablement leur marge de manœuvre dans le cadre de la consommation. Les gilets jaunes, par leur manière de politiser l’écologie, font donc apparaître un privilège de la contestation et de l’alternative réservé aux classes supérieures, comme élément de distinction. (...)
Les marches pour le climat, une autre forme d’écologie sous contraintes
Dans les marches pour le climat, la quête de la bonne consommation, et donc de la bonne production et des bons modes de vie, est extrêmement présente. Les participants aux manifestations pour le climat (dans leurs différentes formes : marche transgénérationnelle, Agora pour le climat ou grève des jeunes pour le climat) tentent de se réformer et de faire correspondre leur mode de vie et leurs idéaux écologistes. (...)
Toutefois, l’appartenance au salariat qualifié, qui caractérise une part importante des marcheurs pour le climat, ne les libère pas pour autant de toute contrainte. Du fait de leur condition sociale, les classes supérieures sont soumises à certaines contraintes, différentes de celles qui pèsent sur les classes populaires. (...)
Les pratiques écologistes ne sauraient, par conséquent, faire l’économie d’une analyse de classe, l’effort écologique ne pouvant se comprendre qu’à partir de positions sociales spécifiques. À l’issue de l’analyse, deux formes d’écologies sous contraintes apparaissent — et plus encore : deux types de récits, de visions de l’avenir, de trajectoires, de rapport au temps, à partir de situations assez distinctes. Les gilets jaunes consomment peu, mais n’ont pas les moyens de consommer bien, tandis que les manifestants des marches pour le climat consomment de manière conséquente, mais essayent dans la mesure du possible de bien consommer, même si certaines contraintes sociales les conduisent à adopter des pratiques polluantes. Le rapport à l’économie est donc, dans un cas comme dans l’autre, décisif dans leur rapport aux pratiques écologiques. (...)
La radicalité comme point de jonction
Face à ces écarts quant à leur positionnement social, qui conditionnent en partie leur rapport à l’écologie, la question des points de jonction reste entière. Cette dimension peut s’appréhender à travers le rapport des manifestants pour le climat aux gilets jaunes, qui s’avère complexe, bien qu’ils émettent des opinions plutôt favorables au mouvement. Une majorité soutient les gilets jaunes, même si cette proportion évolue entre les différentes manifestations. (...)
Ceux qui se déclarent indifférents au mouvement des gilets jaunes ne sont que 32 % à se dire « tout à fait d’accord » avec cette idée, et 17 % pour ceux qui s’y opposent ou s’y déclarent hostiles. Cela témoigne de l’inscription du mouvement des gilets jaunes, du point de vue des militants pour le climat, dans une lutte contre le système économique capitaliste, dont on peut faire l’hypothèse qu’il constitue le point de jonction entre les gilets jaunes et la frange radicale du mouvement pour le climat. (...)
Conclusion
Faut-il alors opposer les deux grands mouvements sociaux de 2018-2019, ou penser leur résonance et leur complémentarité ? Les marches pour le climat ont directement influencé le mouvement des gilets jaunes. En témoignent les appels locaux à la convergence, souvent dans des villes moyennes, dont les enquêtes de Quantité Critique ont montré qu’elles mobilisaient une plus forte proportion de classes populaires. Mais le mouvement pour le climat a aussi eu un effet indirect sur la mobilisation des gilets jaunes, en les contraignant à se positionner sur la question du climat. L’apparition, sur certains ronds-points, d’ateliers de permaculture ou de discours politiques autour de l’entretien de potagers peut être appréhendée sous ce prisme.
Réciproquement, depuis un an, les militants pour le climat ne peuvent plus penser l’écologie de la même manière. La prise de conscience de certains impensés les met en situation d’entendre ce que le mouvement des gilets jaunes dit et a à dire. L’émergence du slogan « Fin du mois, fin du monde, même combat ! » au sein des mobilisations pour le climat traduit bien cette dynamique. Plutôt que de convergence, et même si une jonction se construit autour du rejet du système économique capitaliste, il semble plus opportun de parler d’influences mutuelles, d’évolutions progressives, qui conduisent à la fois certains gilets jaunes à promouvoir des formes localisées d’écologie, et des militants pour le climat à donner une place centrale à la justice sociale.