
L’ancien député, maire, ministre et défenseur des droits Jacques Toubon revient sur les émeutes qui ont embrasé la France depuis la mort de Nahel M., tué par un policier. Il analyse la colère comme le fruit d’un désinvestissement de l’État, qui peine à assurer son rôle protecteur et appelle à refinancer le modèle d’intégration français — avant que la situation ne s’aggrave.
Quel terme utiliser pour qualifier ce qui se passe depuis une semaine ? S’agit-il d’émeutes, d’insurrection, d’une révolte ?
J’utiliserais le mot de révolte parce qu’il contient l’idée d’une prise de position, d’une dénonciation face à une situation imposée à ceux qui se révoltent. Naturellement, cette révolte n’est pas restée intellectuelle — elle s’est traduite par des émeutes, qui aboutissent à des violences et à des dégradations. En l’occurrence, celles-ci ne réunissent pas des foules immenses, mais des petits groupes mobiles et bien organisés.
Quel est le rapport entre ces émeutes et celle de 2005 ? Voyez-vous des différences dans les réactions du champ politique ?
Je pense qu’il y a deux différences. La première est manifeste : la violence se traduit aujourd’hui avec une plus grande intensité qu’en 2005. La seconde tient au rôle essentiel qu’a joué le numérique dans le déclenchement du mouvement et son déroulement (...)
on peut considérer que ce phénomène des réseaux aide à traduire la contestation de l’autorité et permet de passer très rapidement à la violence physique ou verbale. Je pense que c’est un phénomène français, qui constitue une forme de réaction à la violence du Rassemblement national. Mais c’est aussi un phénomène mondial — si aujourd’hui nous agissons ainsi, c’est parce que le monde n’est fait que de violence : les images que nous recevons quotidiennement nous y ont accoutumé.
La France n’a plus ce qu’elle a peut-être eu à une époque : une capacité de l’État républicain à tenir le peuple français à l’abri des courants du monde. Les institutions de la France lui permettaient ainsi de conserver une forme de particularisme. On nous l’a toujours reproché en disant que nous faisions « cavalier seul », notamment sur les sujets européens.
On nous a beaucoup reproché ses particularismes – mais ils avaient l’avantage de nous protéger un peu. Aujourd’hui, nous avons au contraire un pays qui, d’une certaine façon, est complètement ouvert aux courants du monde — et on a l’impression que l’État n’a plus les moyens de mettre la population à l’abri. (...)
Les émeutes ne suggèrent-elles pas aussi qu’il n’y a plus d’espace d’expression politique. Le sentiment des uns et des autres que leurs revendications ne sont jamais entendues ne finit-il pas par se traduire par de la violence ?
Oui cette incapacité de l’État à répondre aux tensions qui traversent le pays s’était déjà exprimée il y a cinq ans lorsque fut rejeté le plan Borloo. La crise actuelle trouve sans doute ses origines dans la décision prise par Emmanuel Macron de ne pas appliquer ses propositions. (...)
Je ne crois pas beaucoup que l’on puisse trouver des réponses institutionnelles à la crise que traverse le pays. En revanche, il y a un phénomène politique qui joue aujourd’hui dans ces émeutes, c’est l’absence d’une majorité au Parlement : cela tient donc aux électeurs, et non aux institutions. Dans l’hypothèse où le Président aurait une majorité absolue, on ne se poserait pas beaucoup de questions sur les institutions, puisqu’elles fonctionneraient comme d’habitude. Je ne crois pas beaucoup aux retombées de ce paramètre-là (...)
Je crois que le modèle d’intégration français correspond à notre projet républicain et qu’il ne faut pas le modifier. En revanche, il existe trois phénomènes qui se sont mis en travers de l’intégration depuis quelques années.
D’abord, il faut compter avec la numérisation et l’irruption des réseaux sociaux qui, par définition, atomisent les sociétés. Il y a aujourd’hui soixante-sept millions et demi d’atomes, et les composantes qui devraient les intégrer manquent.
Ensuite, les statistiques récentes démontrent la dégradation de la situation économique et sociale de la France. Autrement dit, la misère s’est développée et nous n’avons pas réussi à y faire face. (...)
Enfin, le dernier obstacle à la politique d’intégration relève de l’éducation. Ce qui ressort des émeutes est que nous avons affaire à des enfants. La stagnation ou la baisse des effectifs enseignants alors que les besoins augmentaient ont contribué aux insuffisances de l’école. Chaque fermeture de classe est une catastrophe. Avec la normalisation des sureffectifs d’élèves, le quantitatif a pris la place du qualitatif : nous n’avons plus les moyens, à l’échelle de chaque classe, de prendre en compte les particularités d’origine et de situation sociale. Il faut aussi accompagner les familles : la multiplication des foyers fragiles — notamment en cas de divorce — est l’une des causes des défaillances de notre modèle de société.
Le modèle d’intégration n’est cependant pas mis en cause si l’on met les moyens pour soutenir une véritable politique d’éducation et d’encadrement : il faut promouvoir une véritable politique d’acculturation, qui passe à la fois par l’institution publique et par la famille. C’est un enjeu de très longue haleine, et nous avons déjà pris un retard important en ne mettant pas en œuvre les dispositions du plan Borloo. (...)
Ce week-end, le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a fait un lien explicite entre les émeutes, l’immigration et l’islam en France. Comment comprenez-vous ce message ? Comment est-ce que l’État français devrait réagir ?
Sur le fond, ces propos ne sont pas documentés. Je ne vois pas vraiment le lien de causalité. Ce que j’ai identifié tout à l’heure sur l’éducation, sur la situation économique, sur l’utilisation du numérique ou les problèmes d’autorité familiale s’applique autant aux enfants d’origine étrangère qu’à ceux qui ne le sont pas — ce sont des phénomènes qui ne sont pas liés à l’immigration. Qu’il y ait une relation de cause à effet entre l’immigration et ces phénomènes de révolte est faux — et xénophobe de surcroît.
Que Mateusz Morawiecki fasse cette intervention est la conséquence d’une situation qui va s’avérer toujours plus problématique en Europe : la présence de deux démocraties illibérales parmi les Vingt-Sept. La situation présente de la Pologne et de la Hongrie deviendra à terme intenable pour l’Union. Il n’est pas étonnant que leurs dirigeants portent cette appréciation sur nos pays, qui représentent le modèle opposé de la démocratie libérale et pluraliste. Ce qu’a dit Mateusz Morawiecki relève de leur évolution politique — non de la nôtre.