
Les pionniers d’Internet n’ont (peut-être) pas réussi à créer leur utopie. Mais ne parler que des échecs sans réaliser tout ce qui fut obtenu, c’est faire preuve d’encore plus d’aveuglement.
A force de lire les tribunes des uns et des autres, on finirait par y croire : c’est la fin de l’utopie numérique, la mort de l’Internet collaboratif, le déclin du village global au profit des megacorps planétaires. Nous nous « sommes trompés de bonne foi », la « longue traîne » n’était qu’utopie, « l’autorégulation du temps des pionniers n’est plus de mise », « notre mai 1968 numérique est devenu un grille-pain fasciste » : ce ne sont là que quelques-uns des titres récents.
N’en jetez plus, la coupe est pleine : l’hypercentralisation des géants du Web est irrémédiable. C’est foutu, c’est trop tard et on va tous mourir. Les gourous du Net se découvrent tout d’un coup docteurs Frankenstein, créateurs incompétents d’un monstre devenu incontrôlable. Tout ceci manque - peut-être - d’un peu de recul. (...)
Les pionniers d’Internet n’ont (peut-être) pas réussi à créer leur utopie. Mais ne parler que des échecs sans réaliser tout ce qui fut obtenu, c’est faire preuve d’encore plus d’aveuglement. Réaliser d’abord que jamais nous n’avons eu autant de richesse et de diversité culturelles : combien de nouveautés ont émergé - du seul fait de la viralité - qui n’auraient jamais pu exister dans l’ancien monde ? Combien ont bénéficié des nouveaux modes de financement participatifs ? Combien de blogs, de fanzines, de photographes, de dessinateurs et d’artistes divers auraient pu bénéficier du succès qu’ils ont connu, si le Web n’avait pas été ce qu’il est, s’il n’avait pas transformé le bouche-à-oreille en avalanche, s’il n’était pas libre et ouvert à tous, sans ticket d’entrée, sans filtre éditorial, bref : à l’image de cette utopie « ratée » ?
Réaliser ensuite que - par exemple - la censure turque de YouTube et Twitter est tombée en une semaine grâce au partage de moyens de contournement, jusque sur les murs des villes. Réaliser que les hackers du monde entier se sont mis à créer et à simplifier des outils de protection de la vie privée quand Snowden a rendu publique la surveillance généralisée des Etats. Réaliser que chaque censure dénoncée entraîne un « effet Streisand » à l’échelle mondiale. Et comprendre que la résilience de ce réseau, déjà capable de résister à la toute-puissance des Etats, est une formidable réussite.
Réaliser enfin que des mobilisations citoyennes en ligne ont entraîné le rejet du traité Acta (accord commercial anticontrefaçon, négocié dans l’opacité), que le Parlement européen vient de s’engager en faveur de la neutralité du Net suite encore à une mobilisation en ligne. Que le Brésil vient d’entériner une loi garantissant les libertés sur Internet, donnant ainsi un écho mondial à ces problématiques. Que l’Egypte et la Tunisie ont montré la puissance du réseau dans l’organisation de la protestation des peuples. Comment tout ceci aurait-il pu advenir dans l’ancien monde ? A quelle échelle, et avec quelle efficacité ?
Le chant des sirènes. Nos nouveaux prédicateurs affirment que le futur appartiendra aux plus gros, à ceux qui auront la plus grande puissance de calcul, au détriment de tous les autres. Mais ce discours de peur a toujours été présent ! On l’entendait du temps des premiers fournisseurs de services en ligne, puis des grands portails internet, quand on prédisait la partition du réseau, l’enfermement des utilisateurs et autres catastrophes numériques.
Et ce même exact discours, qui est tenu de nos jours au sujet de Facebook et autres, s’est avéré toujours faux ! Et toujours plus faux au fur et à mesure qu’on a pris conscience que l’espace numérique n’était pas un espace fini et que, quelle que soit la place (démesurée) prise par les géants, il en restait encore toujours autant disponible pour les nouveaux entrants. (...)
Ouvrons les yeux : l’utopie internet est partout, chez les FAI associatifs qui se développent, à chaque instant dans les canaux IRC (discussions de groupes relayées en ligne), chez les initiatives citoyennes qui éclosent de toute part. Elle n’a plus besoin de gourous devenus des cyniques post-modernistes. La mutation est achevée. Elle est irréversible, parce qu’elle a la puissance de la multitude. Celle qui s’attache au mât et se bouche les oreilles pour ne plus entendre le chant des sirènes.
Et, au mépris du danger… Si nous avons une question à nous poser aujourd’hui, ce n’est certainement pas celle de savoir comment sont morts nos espoirs déchus. Ils ne le sont pas. C’est, bien au contraire, de chercher comment faire pour que ce bouillonnement créatif qu’Internet a fait naître soit mieux appuyé, accompagné, pour se lancer plus vite dans la conquête de l’infini
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