
Journaliste d’investigation indépendante, Inès Léraud a enquêté de longues années, en Bretagne, sur le scandale environnemental des algues vertes, et ses racines agro-industrielles. Sa bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, a connu un grand succès de librairie, avec plus de 150 000 exemplaires vendus, et c’est désormais au cinéma qu’elle s’apprête à faire connaître ce travail, à travers un film dont elle est coscénariste, aux côtés de Pierre Jolivet, en salles le 12 juillet prochain.
(...) Ce qui m’intéressait, au départ, c’était la question de la santé des agriculteurs et des ouvriers agricoles exposés aux pesticides. Cela vient d’un combat plus personnel qui m’anime depuis que ma mère est devenue « chimico-sensible » : contaminée aux métaux lourds, elle a développé une hypersensibilité aux produits chimiques multiples.
Elle ne peut plus, par exemple, utiliser de savon ou de liquide vaisselle parfumés, elle ne peut pas dormir dans des draps lavés avec des lessives, etc. Pendant dix ans, elle a souffert seule, sans être diagnostiquée, en étant souvent méprisée par la plupart des institutions médicales. J’ai découvert le manque de formation des médecins au sujet des maladies environnementales, et le rôle des lobbys pharmaceutiques.
C’est ce sentiment d’injustice qui m’a poussée à enquêter, et à comprendre au fur et à mesure comment la connaissance scientifique est influencée par tout un système agro-chimico-industriel, particulièrement proactif. En m’intéressant à la Bretagne, j’ai vite mis le doigt sur la problématique des algues vertes, qui m’est apparu comme une occasion idéale pour parler de ce système, et de notre déni collectif.
Les algues vertes sont un phénomène visible, qui peut être létal instantanément – là où les autres pollutions sont souvent invisibles et tuent plutôt de façon différée. De plus, c’est une chaîne de causalité qui est assez facile à démontrer, et étayée scientifiquement. Cela compte beaucoup dans ce genre d’histoires.
Comment définiriez-vous ce « système agro-industriel » ? Qui en sont les grands acteurs ?
C’est un tissu industriel, composé de grandes coopératives et de grandes entreprises de l’agroalimentaire, et de différentes instances chapeautées par l’État et par la FNSEA. Il faut comprendre le poids et les leviers d’action dont dispose le syndicat majoritaire agricole en France : la formation des jeunes agriculteurs, les financements agricoles par les banques et les assurances, l’attribution des terres par la SAFER, tout cela est cogéré par la FNSEA. Cela lui donne une assise énorme, les agriculteurs sont presque obligés de voter pour ce syndicat s’ils veulent avoir accès aux terres ou à des emprunts.
C’est plus qu’un syndicat ou une simple instance de lobbying, c’est un véritable partenaire de l’État, avec un vrai pouvoir décisionnaire (...)
Ces dernières années, dites-vous, « l’État a démultiplié les pouvoirs d’un complexe agro-industriel qui a construit sa puissance sur la violence ». C’est-à-dire ?
Outre ce pouvoir institutionnel déjà énorme, la FNSEA peut jouir, toujours grâce à l’État, de services de gendarmerie qui lui ont été alloués à travers la cellule Demeter. Désormais, elle peut formuler librement des vœux sur la liquidation des petits contre-pouvoirs qui lui font face. On le voit ces jours-ci avec la dissolution des Soulèvements de la Terre. Ce qui frappe, c’est l’appréciation à géométrie variable de la notion de violence (...)
C’est sur cette violence que se fonde le pouvoir de la FNSEA pour imposer sa vision industrielle, technologique et impérialiste de l’agriculture, au détriment des paysanneries du monde entier.
Avez-vous été vous-même victime de cette violence lors de vos enquêtes ?
Il y a eu des intimidations physiques lorsque j’allais sur certaines fermes, pour parler avec des agriculteurs. Des témoins ont reçu des menaces de mort, comme ma consœur Morgane Large, qui s’est fait déboulonner les roues de sa voiture dès lors qu’elle s’est mise à participer à l’enquête. J’ai subi des campagnes de discrédit sur les réseaux sociaux, par des sociétés au service de l’agro-industrie. Mon téléphone et mon ordinateur ont été mis sous surveillance. Sans compter, les procès en diffamation, bien sûr… (...)
Quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics dans ce système ?
Le rôle de la préfecture m’a très vite interpellée, sur le terrain. Ce sont des éléments actifs de ce système. Je me suis rendu compte qu’ils participaient directement à construire l’omerta autour du sujet. En tant que journaliste, je recevais des fins de non-recevoir à toutes mes questions sur les algues vertes, avec cette formule qui m’a beaucoup marquée et qu’on rejoue dans le film : « Il n’y a rien à dire sur le rien. » (...)
On voit aussi leur empressement à accorder les autorisations de construction aux installations agricoles de type industriel, en dépit des avis défavorables des agences environnementales ou de commissaires-enquêteurs au regard de l’impact environnemental. (...)
Quid des agriculteurs : quel regard portez-vous sur eux ? Sont-ils victimes, ou coupables ?
Il serait temps de s’atteler à un grand travail d’analyse sociologique pour mieux définir cette catégorie socioprofessionnelle qui est tout sauf homogène. Elle est tiraillée par de très forts rapports de classe. Bernard Lambert a très bien raconté ça, dans Les paysans dans la lutte des classes, c’était en 1970. Depuis, c’est comme si on l’avait oublié ! (...) (...)
La réalité de cette population est complètement occultée sous le discours général du « les agriculteurs ne gagnent pas beaucoup d’argent », ce qui est vrai pour une bonne partie importante d’entre eux ! De l’autre côté, de nombreux agriculteurs ont vu leurs revenus exploser ! (...)
il faut souligner le rôle des médias indépendants, car ces sujets sont aussi difficiles à publier ailleurs. Pendant longtemps, j’ai eu du mal à trouver des rédactions que cela intéressait, on me répondait que ce n’était « pas d’actu », puisque « les derniers morts, c’était il y a cinq ans ».
Comme dit Daniel Mermet que l’on cite dans le film, « le journaliste national ne sait rien, mais peut tout dire. Le localier sait tout, mais ne peut rien dire » ! Travailler pour des médias indépendants et venir habiter sur son terrain d’enquête peut permettre de résoudre cette équation. C’est pour cela qu’on a créé Splann !, pour enquêter au long cours sur ces questions qui restent sous-traitées. (...)
Huit ans après le début de cette enquête, avez-vous l’impression d’avoir fait bouger les lignes ?
Je pense que ce travail a eu un impact, oui. Cela a permis à un certain nombre d’habitants de prendre conscience de l’environnement mafieux dans lequel ils évoluent, et sur lequel ils n’avaient pas forcément mis de mots (...)
Après, sur le terrain, le volume d’algues vertes n’a pas diminué. Il serait de toute façon illusoire d’espérer observer un quelconque reflux, dans un temps si court. Les baies sont saturées de nitrates, on en a encore pour des décennies. Et les modes de production agricole ont-ils changé ? Non. On voit que le Conseil régional continue de subventionner massivement le secteur agro-industriel, mais refuse de projeter le film dans son hémicycle !. (...)
Je continue de croire que les choses bougent, petit à petit. Tout récemment, j’ai été agréablement surprise de voir les scientifiques engagés dans le plan de lutte contre les algues vertes signer une tribune dans Le Monde pour dresser publiquement le « constat d’échec » des politiques publiques en la matière. Il y a quelques années, une telle sortie médiatique aurait été impensable. (...)