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Incarner la politique : pour Mimmo Lucano
/Eric Fassin, sociologue
Article mis en ligne le 19 novembre 2021

Pourquoi infliger à l’ancien maire de Riace une peine de treize années de prison, sans compter l’amende de 500 000 euros ? Si cet emblème d’une politique de l’hospitalité est persécuté par l’État italien, c’est qu’il incarne un espoir démocratique. Depuis des décennies, on nous répète qu’il n’y a pas d’alternative ; Mimmo Lucano le dément par son action, qui est un remède à la dépression militante.

Pourquoi le tribunal est-il allé bien au-delà des réquisitions du parquet, jusqu’à les doubler, ou presque ? Pourquoi punir plus sévèrement un politique solidaire qu’un « criminel mafieux » ? Bref, pourquoi cette « sentence lunaire » ? Mimmo Lucano était poursuivi pour « association de malfaiteurs visant à aider et encourager l’immigration clandestine, d’escroquerie, de détournement de fonds et d’abus de fonction ». En réalité, la justice a dû reconnaître qu’il n’y avait pas d’enrichissement personnel ; juste des irrégularités qui relèvent du droit administratif. Dès lors, comment expliquer un tel jugement ?

En France, nous connaissons bien le « délit de solidarité ». On doit l’expression aux associations dans leur campagne de 2009 contre l’application de l’article L.622 du Code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). On le disait déjà à l’époque, et on nous le répète depuis : ce délit n’a jamais existé, ou bien il n’existe plus ; pourtant, il ne faudrait surtout pas l’abolir ! De fait, les militants solidaires continuent d’être poursuivis – comme Cédric Herrou ou Pierre-Alain Mannoni, Martine Landry, ou encore les « sept de Briançon ». Ainsi, pour la loi française, le délit de solidarité reste d’actualité.

Le Conseil constitutionnel a certes fini par reconnaître, le 6 juillet 2018, le « principe de fraternité » : si l’aide à l’entrée irrégulière reste un délit, l’aide au séjour ne l’est plus – à condition d’être désintéressée. En réalité, il est toujours possible de mettre en cause des « contreparties indirectes ». Surtout, seule est exemptée « l’aide apportée dans un but exclusivement humanitaire ». La solidarité ne serait-elle protégée qu’à condition de n’être pas politique ? Mais comment pourrait-elle ne pas l’être, aujourd’hui ? Il s’agit encore et toujours de punir pour l’exemple, d’intimider, de dissuader pour en finir avec la solidarité militante.

La lourde sentence qui s’est abattue sur Mimmo Lucano s’inscrit dans cette histoire de répression politique. (...)

. Son action a été le révélateur de l’inanité, en même temps que de l’inhumanité, de la politique d’immigration italienne. Ce n’est donc pas une figure anonyme qui est frappée ; cet élu est devenu l’emblème politique de la violence d’État qu’il rend visible.

Lors de la soirée de soutien à Mimmo Lucano qui s’est tenue le 17 novembre à la Bourse du Travail de Paris, Anaïs Vogel, qui venait avec Ludovic Holbein, le jour-même, d’arrêter une grève de la faim entamée depuis 37 jours à Calais contre les mauvais traitements infligés aux exilé·es, l’a expliqué avec lucidité : « Il est possible de redonner du sens au mot politique. Vous avez prouvé qu’en Europe, en plus de devoir accueillir, on peut accueillir. » La distinction est fondamentale : il ne s’agit pas seulement d’humanité ; il s’agit aussi de politique. Ces corps épuisés, mais toujours mobilisés, incarnent aussi le désir, radicalement politique, d’humanité.

Ce que Mimmo Lucano a montré et démontré, c’est que l’hospitalité est possible, et même qu’elle était dans l’intérêt de Riace : les centaines de personnes qui y ont trouvé refuge ont redonné vie à cette commune de Calabre dépeuplée par la pauvreté. D’où le sous-titre français de son livre : non pas « comment mon village a sauvé les migrants », mais « comment les migrants ont sauvé mon village ». C’est ainsi qu’il faut entendre le titre : « grâce à eux ». Qu’entendons-nous dire, en France ? « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Aussi faudrait-il fermer la porte de l’Europe. C’est par réalisme qu’il faudrait refouler nos élans spontanés de générosité, la raison l’emportant sur le cœur. Au contraire, à Riace, le réalisme est du côté de l’ouverture : notre intérêt bien compris, c’est l’hospitalité. (...)

Mimmo Lucano ne s’est donc pas contenté de faire preuve d’humanité ; il a remis de la politique dans la fatalité supposée du « problème de l’immigration » ou de la « crise des réfugiés ». Rien ne s’impose à nous par la force des choses. En réalité, c’est à nous de choisir entre la peur et l’espoir ; c’est donc à nous d’en assumer la responsabilité. Si l’ancien maire de Riace est persécuté par l’État italien, c’est qu’il incarne un espoir démocratique. On nous raconte, depuis des décennies, qu’il n’y a pas d’alternative ; par son action, Mimmo Lucano le dément. (...)

Quand on a voulu changer le monde, on risque de finir, à force de défaites, par se résigner. Mais Mimmo Lucano nous permet de ne pas désespérer de la politique ; il la rend désirable. Aussi est-il une menace pour l’État italien, comme les capitaines allemandes de navires humanitaires en Méditerranée, Pia Klemp ou Carola Rackete, ou comme Cédric Herrou en France. Encore aujourd’hui, et malgré la violence de la peine qui pèse sur lui, il faut bien se rendre à l’évidence. Mimmo Lucano fait envie, pour la même raison qu’il est détesté : parce qu’il donne envie. C’est en payant de sa personne qu’il rend la politique à nouveau désirable. Il y a bien une alternative démocratique. Voilà pourquoi la répression politique dont Mimmo Lucano est victime se révèle si brutale : c’est une répression de la politique.