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« Il n’existe pas de “vrai homme” »
Article mis en ligne le 5 septembre 2020
dernière modification le 4 septembre 2020

Née dans les années 1980 au sein de la communauté gay californienne, la sous-culture bear (ours) sublime les corps gros et poilus. En jouant avec les codes de la masculinité traditionnelle, les bears déboulonnent le mythe de la soi- disant « nature masculine », qui se veut hétérosexuelle et virile. Entretien avec le sociologue Javier Sáez del Álamo, activiste gay espagnol... et bear. (...)

Comment définirais-tu la culture bear ? Quand et où est-elle née ?

« C’est une culture qui valorise le corps des hommes gros, avec une pilosité corporelle assumée ainsi qu’un certain débraillement. Elle érotise des traits de masculinité liés aux personnes âgées ou matures, comme la barbe ou la corpulence.

C’est une sous-culture gay qui est née en Californie à la fin des années 1980. Elle rassemblait au départ un mélange de motards gays, de personnes issues de la communauté “cuir” et d’autres hommes qui ne se sentaient pas représentés dans la culture gay américaine dominante : ils ne se reconnaissaient ni dans le quartier Castro à San Francisco, ni dans les films ou les magazines qui montraient toujours des hommes athlétiques, jeunes et glabres.

Cette culture s’est rapidement étendue à d’autres pays. (...)

Quelle a été la portée subversive des « ours » au sein de la communauté gay mais aussi dans le milieu hétérosexuel ?

« Je pense que cette sous-culture a été subversive parce qu’elle a rompu avec une image stéréotypée du monde gay : jusqu’alors, le gay était le personnage efféminé, à plumes, la “folle” – ou le minet qui fréquente le gymnase. Tout à coup, les hétérosexuels se sont rendu compte qu’un gros homme barbu, ressemblant en tout point à un homme hétéro, pouvait être homo. Qu’un boucher, un chauffeur de camion, un travailleur agricole, un homme qui a l’air très masculin, peut potentiellement être gay.

Cette image est très dérangeante parce que l’homosexuel n’est plus l’autre absolu. Il n’est pas un extraterrestre habillé en rose, il peut être n’importe qui : votre voisin, votre oncle, votre partenaire de travail ou de football. C’est en cela que le bear est subversif. » (...)

La culture bear joue beaucoup sur une masculinité idéalisée, liée à la nature sauvage, l’animalité...

« C’est une relation paradoxale. D’un côté, cela entretient quelque chose d’érotique, une certaine idée de l’homme naturel, de l’homme sauvage de la forêt, de la montagne, du bûcheron... mais en réalité, ce n’est qu’un fantasme. La plupart des gens de la culture bear sont des hommes de la classe moyenne, urbains, qui n’ont jamais vu un arbre de leur vie et qui ne savent même pas faire un feu ou utiliser une hache.

Nous sommes censés être “naturels”, c’est-à-dire ne pas porter de fioritures ou ne pas prendre soin de nous. Mais d’un autre côté, il y a toute une gamme de fringues, de produits de beauté, d’huiles pour barbe, d’accessoires tels que des bretelles, des chemises à carreaux, des slips avec le petit drapeau bear... C’est en fait très artificiel, nous ressemblons à Barbie Bear, Bearbie [rires] !

Bien sûr, il y a des gens qui se passent très bien de tout cela et n’achètent pas ces choses : ceux qui habitent dans des petites villes et qui sont indifférents à ce marketing ; les plus pauvres qui ne peuvent pas dépenser d’argent pour cela... Et il y a les autres, ceux qui passent leurs journées à acheter les derniers accessoires à la mode et assistent à tous les rassemblements bears du monde – des hommes riches qui sont généralement blancs aussi.

Au fond, pour moi, cela démontre le sens performatif de la masculinité, c’est-à-dire qu’elle est le résultat d’une série d’actes répétés, de manières de se comporter, de parler, de s’habiller... Bien entendu, la masculinité hétérosexuelle est comme ça aussi : ses fondements sont fragiles. Dans notre mouvement bear, il est clairement établi que la masculinité est une performance, qu’il n’y a pas d’essence masculine tout comme il n’existe pas de “vrai homme”. Elle se construit au moyen d’objets ou de répétitions, et c’est en quelque sorte paradoxal que les bears récupèrent ces codes pour la culture gay. » (...)

Aux États-Unis, le mouvement a été très actif contre le sida et pour aider les personnes atteintes du VIH dans les années 1990. Aujourd’hui, c’est fini, nous ne voyons plus de campagnes ou de discours politiques au sein de notre communauté. Mais j’espère toujours que les bears pourront à nouveau se montrer plus solidaires, aller au-delà de la simple consommation. »