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Il me tourne le dos, grimpé sur une chaise puis sur le radiateur, la moitié du corps penché par-dessus la fenêtre.
Ethnotopies/Sophie Lepoivre, Bordeaux, le 27 septembre 2018
Article mis en ligne le 4 octobre 2018

Ce matin tout est encore sombre, solitaire et pas très avenant. Je cherche hésitante des signes, des noms ou des titres sur les portes. Au détour du couloir, je m’arrête net, interloquée. Il me tourne le dos, grimpé sur une chaise puis sur le radiateur, la moitié du corps penché par-dessus la fenêtre. Je ne suis pas sure de comprendre ce qui se passe. « Monsieur ! Monsieur ! » Ma voix est la plus douce possible. Il se redresse, saisi par la surprise, me regarde brièvement puis détourne les yeux. Je continue sur le même ton, avec une question stupide, n’importe quoi pour rompre cette scène : « Monsieur… Ça va ? ».

Il ne répond pas. Il ne me regarde pas. Il descend doucement du radiateur vers la chaise, puis de la chaise vers le sol. Tout en regardant par terre, il tend un bras vers le haut pour fermer délicatement la fenêtre sans le moindre bruit, comme pour effacer tout cela une fois la fenêtre refermée. Son corps se tourne vers moi, mais il garde sa tête penché vers le sol, et tient maintenant ses deux mains devant lui comme un enfant. Tout son corps dit la honte. Tout son corps avoue. Je n’ai plus de doutes sur la scène que je viens d’interrompre ce matin en embauchant dans ces nouveaux locaux. Je commençai ma journée, il voulait finir les siennes.

Nous sommes figés l’un et l’autre, lui dans la honte et moi dans l’effroi. J’essaie encore de rompre quelque chose, de tendre un lien, avec toute ma douceur et ma question vaine. Il fait un geste de la main. Je comprends qu’il ne parle pas le français, je continue en anglais. Il vient du Nigéria. Son corps est sec, fatigué, sa tenue, son aspect et son petit sac à dos m’évoque la douleur et l’errance. Je lui demande s’il a rendez-vous avec un médecin. Il cherche ce petit papier qu’il tient précieusement avec les deux mains. Plusieurs dates pour les prochains mois y sont inscrites d’une écriture précise, je reconnais le billet de rendez-vous de la consultation transculturelle du Dr Claire Mestre. Elle arrive, elle va le recevoir. Il s’assoit. Je vais chercher un café bien sucré.

Le couloir s’anime, les psychologues, les anthropologues, les internes vont commencer leur journée de consultation. Je préviens le Dr Mestre. Le patient est sans papier, sans hébergement, il a traversé le désert, la mer, des épreuves horribles. Il entend une voix qui lui veut du mal.
Elle devait résonner fort ce matin dans ce couloir sombre et solitaire.