
Aux Etats-Unis, l’émergence des fast-foods a supposé d’appliquer au secteur de la restauration les principes du taylorisme : segmentation des tâches, nivellement des compétences des employés et bien sûr casse des salaires. Le mouvement Fight for $15 essaie d’inverser ce processus historique. A partir d’une revendication salariale minimale, il développe une critique maximale de cette organisation économique, s’attaquant à ce qui a rendu possible le développement des Mc Do et consorts.
Il y a trois ans, personne ne prenait au sérieux la campagne Fight for $15 dont les revendications (15 dollars de l’heure et un syndicat) semblaient utopiques. Pourtant, le résultat est là. Le mouvement a pris de l’ampleur, les revendications se sont imposées dans le dialogue social : il faut augmenter les bas salaires. Un peu partout dans le pays, l’idée d’un salaire minimum à 15 dollars a fait son chemin. À Seattle, San Francisco et Los Angeles, le combat est gagné. Washington DC soumettra l’idée au vote populaire en 2016. L’État de New York a été le premier à étendre le principe d’un salaire minimum dans la restauration rapide à l’ensemble de l’état.
Les employés de la restauration rapide ne sont pas les seuls à bénéficier des retombées de la campagne FF15. Ainsi, les personnels de l’Université de Californie ont vu leurs salaires augmenter tandis que d’autres travailleurs (aides à domicile, personnels urgentistes) s’inspirent également de cette expérience. Fin août, le National Labor Relations Board a pris une décision historique : les entreprises-mères sont désormais passibles de poursuites en cas de violations du code du travail commmises par leurs franchises. Une décision qui va sans doute faciliter la convergence des luttes entre les travailleurs précaires.
Mais l’impact du mouvement n’est pas uniquement financier. Il a fait naître de grands espoirs en ouvrant le débat sur le statut social et les droits des travailleurs. Les travailleurs ont su s’organiser et adopter des stratégies de lutte originales et cette lutte a donné une énergie nouvelle au mouvement syndical, qui a su se doter d’une véritable base sociale. Des millions de travailleurs ont réalisé qu’il était inacceptable de voir les inégalités s’accroître et la charge de travail augmenter en échange de salaires de misère. (...)
La campagne Fight for $15 ne représente pas uniquement une lutte pour l’augmentation des salaires mais contre un modèle de travail précaire qui structure la vie de millions d’Américains. En dressant les travailleurs contre l’industrie de la restauration rapide et en médiatisant cette lutte, FF15 est un véritable affrontement de forces qui se sont construites pendant des décennies. Pour comprendre les enjeux de la campagne Fight for $15, il faut revenir sur l’histoire de l’industrie du fast-food. Et pour cela, quoi de mieux que son exemple le plus emblématique : McDonald’s ? (...)
D’abord appelé le « service rapide » (Quickie Service), puis « fast-food », le système se répand rapidement partout aux États-Unis et ailleurs. Aujourd’hui, chaque fois qu’on va au McDo, on contribue à assurer la pérennité du système conçu par les frères McDonald il y a soixante-dix ans.
Des Mc Salaires
Chaque pan du modèle de la restauration rapide repose sur une donnée invariable : des salaires très bas – ou plutôt des travailleurs à qui l’entreprise peut verser de très bas salaires, en opérant un transfert de leur coût de subsistance vers d’autres travailleurs. (...)
dans les années 1980, enhardis par la crise économique et par un climat politique conservateur, les employeurs commencent à s’en prendre directement à la classe ouvrière. Ils harcèlent les syndicats pour les forcer à faire des concessions, avant de s’attaquer directement au droit du travail. Les inégalités se creusent, les revenus nets s’effondrent. Commence alors une longue période de stagnation des salaires. L’augmentation de la productivité n’y change rien. Le salaire minimum continue de baisser, perdant jusqu’à 30% de sa valeur réelle dans les années 1980. Pourtant, des emplois continuent à se créer dans des secteurs comme la restauration rapide, où les salaires sont indexés sur le salaire minimum.
Dans les années 1970-1980, les entreprises n’hésitent pas à délocaliser vers des régions où la main d’œuvre est moins chère. Associées à une automatisation de plus en plus forte, ces délocalisations massives font baisser de façon significative le pourcentage d’emplois dans le secteur secondaire aux États-Unis. Ceux-ci sont remplacés par des emplois précaires, dans les services et la grande distribution (70% des emplois créés entre 1989 et 2000).
Par ailleurs, la stagnation économique des années 1970 met une pression supplémentaire sur les foyers modestes, conduisant de nombreuses femmes à faire leur entrée sur le marché du travail. Entre 1950 et 2000, 50 millions de femmes entrent sur le marché du travail américain. Et quels secteurs sont pourvoyeurs d’emplois créés sur mesure pour cette main d’œuvre féminine ? La grande distribution et la restauration rapide !
Voilà du pain béni pour l’industrie de la restauration. Dans les années 1970, cette industrie en plein essor a besoin de main d’œuvre. Les femmes – dont le salaire n’est qu’un complément à celui de leur mari – peuvent accepter des salaires de misère. Elles acceptent également plus facilement de travailler à temps partiel, afin de garder du temps pour les tâches domestiques et l’éducation des enfants. (...)
Comble de l’ironie, l’entrée des femmes sur le marché du travail consolide le modèle de la restauration rapide. Ces mères surmenées, qui disposent de peu de temps et d’argent, viennent se détendre dans les fast-foods, où la nourriture est bon marché. C’est l’avènement d’un nouveau modèle de consommation, conçu pour la classe ouvrière, celui des Happy Meals et des grands centres commerciaux. Enfin, pour comprendre cette recomposition de la classe des travailleurs précaires dans les années 1980-1990, il faut également tenir compte de la persistance des hiérarchies raciales. De puissants lobbies, soutenus par une partie de l’opinion publique, considèrent qu’il faut maintenir un contrôle social sur les Noirs et en faire une main d’œuvre précaire et sous-payée. (...)
Ce sont ces travailleurs précaires qui sont au cœur de la campagne FF15. Tous ces facteurs – bouleversements économiques et politiques, agressivité des employeurs et politique réactionnaire – ont abouti à la création d’une manne de travailleurs que l’industrie de la restauration rapide peut exploiter à l’envi, sans jamais trahir l’idéal qui préside à sa création : c’est à la société de compenser les salaires de misère versés aux travailleurs. Ce schéma pourrait être appliqué à d’autres multinationales. Mais la restauration rapide doit servir d’exemple et présider à une augmentation du salaire minimum partout dans le pays.
Les opposants à la campagne Fight for $15 arguent que les emplois dans la restauration rapide sont des « petits boulots d’ados ». Mais depuis la crise financière de 2008, les emplois précaires se sont multipliés. Environ 1 million d’emplois ont disparu dans les secteurs à forte rémunération contre 1.8 million d’emplois créés dans les secteurs à basse rémunération. Dans les années 1980, sur une dizaine d’employés, on comptait sept ou huit adolescents. Aujourd’hui, 70% sont âgés de vingt ans ou plus et 40% ont plus de vingt-cinq ans. La majorité des travailleurs américains fait désormais partie de cette classe ouvrière, qui ne cesse de s’enfoncer dans la précarité. (...)
McDonald’s ne cesse de vanter les opportunités de carrière et la mobilité sociale au sein de l’entreprise. Un discours qui sonne creux quand on sait qu’environ 90% des emplois dans la restauration rapide sont des emplois de terrain et que seulement 2.2% sont des postes de gestion, spécialisés ou techniques. Les chances de grimper les échelons au sein de l’entreprise sont donc très limitées.
Cerise sur le gâteau, entre 2010 et 2014, le PDG de McDonald’s a ramassé environ 39 milliards de dollars et s’est octroyé une prime de départ à la retraite de 3 millions de dollars. En somme, il faudrait un million d’heures de travail – soit environ un siècle– à un employé lambda pour gagner les 8.75 millions de dollars empochés par le PDG en 2012.
Des salaires de misère, des emplois du temps erratiques, autant de raisons pour les employés de se plaindre. Sans compter qu’il existe désormais des logiciels qui évaluent la fréquentation des fast-foods : les employés sont parfois réquisitionnés sur leurs jours de congés. S’ils refusent de se présenter, ils sont mal vus des managers. Les emplois du temps donnés à la dernière minute posent d’énormes problèmes d’organisation aux employés. Comment faire garder ses enfants, prendre des cours du soir ou cumuler un deuxième ou un troisième boulot quand on ne connaît pas son emploi du temps ?
Sans compter que l’environnement de travail est extrêmement anxiogène. De nombreux employés impliqués dans la campagne FF15 évoquent l’indifférence totale des dirigeants envers les règles de sécurité au travail. (...)
Nombre d’entre eux souffrent de brûlures et ont des cicatrices car ils travaillent sur des machines dangereuses. D’autres ont mal au dos à force de rester debout et de soulever des charges. Les employés sont harcelés par des clients de plus en plus exigeants, qui laissent souvent des plateaux dégoûtants que ces derniers doivent débarrasser. Tout ça pour des salaires parmi les plus bas du pays…
En outre, 46% des employés déclarent que toutes leurs heures n’ont pas été payées, sans parler des heures supplémentaires qui leur étaient dues. Tout cela est rendu possible par le manque de pouvoir et d’organisation des travailleurs. Pourquoi les employeurs verseraient-ils des salaires puisque de toute façon les employés ne peuvent pas protester ?
Racisme et sexisme sont monnaie courante dans l’industrie de la restauration rapide. Pourtant, McDonald’s préserve son image de marque en ne cessant de répéter son attachement à la diversité et au multiculturalisme. Mc Donald’s sponsorise des projets pour les « communautés africaines-américaines », afin de « répandre l’amour »… en omettant de dire que les salaires précaires et les conditions de travail désastreuses sont utilisées par l’entreprise pour maintenir les populations noires dans la précarité et que ces mêmes Africains-Américains sont les premiers touchés par le surpoids et les maladies cardiaques liées à l’ingestion de nourriture de mauvaise qualité.
La campagne Fight for $15
Pour la première fois depuis des décennies, les travailleurs précaires sont au cœur du débat public. Des milliers de travailleurs se sont mis en lutte simultanément à des dizaines d’endroits aux États-Unis (...)
Les politiciens reprennent les mots d’ordre, et la campagne compte déjà quelques victoires à son actif. La classe ouvrière américaine se redéfinit dans cette lutte et redevient une véritable force de combat. Pendant des décennies, des multinationales comme McDonald’s ou Walmart ont fait de la restauration rapide et de la grande distribution des industries de bas salaire, où le syndicalisme n’existe pas ; Fight for $15 est en train de changer tout ça. Même si la hausse des salaires ne changera peut-être pas grand-chose pour les employeurs, c’est la première fois depuis longtemps que les entreprises se sentent menacées par les travailleurs.
S’ils obtiennent gain de cause, les bénéfices pour le mouvement ouvrier seront énormes. Les travailleurs prendront confiance en eux et auront moins peur d’exprimer leurs revendications. La discipline de travail imposée par le néolibéralisme sera ébranlée, l’espace pour se battre sera plus grand.
Il était temps que les travailleurs se révoltent ! Alors que des milliers d’employés de la restauration rapide s’insurgent et accumulent les victoires, nul doute que Ray Kroc doit se retourner dans sa tombe.