
La liberté d’expression est un droit cher aux Européens. Pourtant, dans certains pays, des personnes riches et influentes peuvent engager des procédures judiciaires infondées pour censurer, harceler et au final faire taire les personnes qui émettent des critiques. C’est un phénomène ancien qui s’est encore amplifié ces derniers mois. Des journalistes, des militants et des groupes de défense des droits sont les cibles préférées de ces poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, ou « poursuites-bâillons » (souvent désignées par l’acronyme anglais « SLAPP »).
Lorsque la journaliste d’investigation Daphné Caruana Galizia a été assassinée, elle faisait déjà l’objet d’une quarantaine d’actions en diffamation, au civil comme au pénal, intentées contre elle à Malte. Certaines de ces procédures judiciaires sont toujours en cours malgré le décès de la journaliste et visent désormais sa famille. (...)
Les pratiques de ce genre, qui tendent à se multiplier, font peser de graves menaces sur le droit à la liberté d’expression dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe. Plus généralement, elles pervertissent le système judiciaire et l’État de droit. (...)
Dans certains cas, la simple menace d’intenter de telles poursuites, au moyen de lettres envoyées par des cabinets d’avocats influents, par exemple, suffit à produire l’effet escompté, c’est-à-dire à faire cesser les enquêtes journalistiques et la diffusion de leurs résultats.
Ce problème ne concerne pas uniquement la presse. Ce sont plus généralement ceux ayant un rôle de vigilance et de défense des intérêts du public qui sont visés. Militants, ONG, universitaires, défenseurs des droits de l’homme : tous ceux qui s’expriment dans l’intérêt public et demandent des comptes aux puissants risquent de devenir la cible de « SLAPP ». (...)
Leurs auteurs ne cherchent pas à gagner le procès mais à faire perdre du temps et de l’énergie à leurs adversaires, ce qui constitue une manœuvre destinée à réduire au silence les critiques légitimes. (...)
Une autre caractéristique commune des SLAPP est le rapport de force inégal entre la partie demanderesse et la partie défenderesse. Des entreprises privées ou des personnalités influentes ciblent généralement des individus, en plus des organisations auxquelles ils appartiennent ou pour lesquelles ils travaillent, dans le but d’intimider ou de faire taire les voix critiques en faisant jouer uniquement la puissance financière de l’auteur du recours.
Il n’est pas étonnant que les contentieux stratégiques soient particulièrement nombreux dans des domaines tels que la protection de l’environnement, la protection des consommateurs, la prévention de la criminalité ou la lutte contre la corruption. (...)
La France en est un bon exemple. En 2018, deux sociétés du groupe Bolloré ont intenté une action en diffamation contre trois journaux (Mediapart, L’Obs et Le Point) et contre deux ONG (Sherpa et ReAct) pour avoir rendu publiques des accusations d’accaparement de terres au Cameroun, portées par des villageois et des agriculteurs. Plus de 20 procédures judiciaires ont ainsi été engagées par des sociétés du groupe Bolloré, notamment par Socfin et Socapalm, propriétaires de plantations de palmiers à huile.
Un autre cas typique est celui d’actions en justice exercées contre des militants LGBTI sous des prétextes spécieux (...)
Pour lutter efficacement contre les « SLAPP », il faudrait mettre en place une réponse globale, qui comprendrait trois volets :
- prévenir l’exercice de ces recours abusifs, en prévoyant la possibilité de les rejeter, à un stade précoce. Cette initiative devrait s’accompagner d’un exercice de sensibilisation des juges et des procureurs, et d’une bonne mise en œuvre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la diffamation ;
- instaurer des mesures destinées à sanctionner les abus, notamment en faisant en sorte que le coût de la procédure soit à la charge de l’auteur du recours ;
- réduire au minimum les conséquences des SLAPP, en apportant une aide concrète aux personnes soumises à ces procédures.
La situation ne peut s’améliorer que si les gouvernements, mais aussi les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme et tous les membres de la société civile, agissent avec détermination. (...)