
En juin 2013, on a observé en Turquie l’émergence d’une vague de résistance qui ont suivi une occupation de parc, appelées (ensemble) la Révolte ou le Mouvement de Gezi. 25 avril 2022, on a annoncé le verdict d’un procès ouvert contre Gezi pendant lequel le Cour d’assise a accusé certains intellectuels et activistes pour « tentative du renversement du gouvernement » avec cette révolte.
(...) Ainsi il a condamné nos amis défenseurs des droits humainsà la peine de prison à vie (Osman Kavala), et 18 ans de prison (Mücella Yapıcı, Tayfun Kahraman, Can Atalay, Mine Özerden, Çiğdem Mater Utku, Yiğit Ali Ekmekçi, et Ali Hakan Altınay). En outre, le tribunal a décidé de leur arrestation immédiate et de l’exécution des peines.
Le 31 Mai sera le neuvième anniversaire de la Révolte de Gezi. Cette année ce ne sera pas une célébration, ce sera plutôt la défense de Gezi, à cause de cette condamnation. Ce que nos camarades et nous, les démocrates, les défenseurs des droits humains et des universitaires de la paix de la Turquie, défendons est cette lutte menée depuis la Révolte de Gezi qui a fait de chacun.e de nous des citoyens engagé.e.s et de nouveaux sujets politiques. Dans cette tribune, nous voulons réfléchir de nouveau sur ce qu’a été ce mouvement pour aider àsaisir le sens d’une telle condamnation.
Le mouvement horizontal et l’engagement personnel
En juin 2013, on a observé en Turquie l’émergence d’une vague de résistance. Elle a commencé par la défense d’un parc à Istamboul dans le quartier Taksim (contre sa destruction), pour aboutir à son occupation et à la constitution d’une commune de parc autonome gérée par divers groupes. Les vagues de résistances et de luttes qui ont suivi cette occupation se sont appelées (ensemble) la Révolte ou le Mouvement de Gezi. Quand nous parlons de Mouvement de Gezi, il faut donc entendre d’une part la commune gérée par le forum du parc, formée après l’occupation du parc en juin 2013 et qui a duré trois semaines, d’autre part les luttes et résistances pacifiques qui ont suivi la dispersion de la commune du parc, et qui se sont étendues dans divers quartiers d’Istanbul et dans d’autres villes de Turquie. Effectivement, après avoir été violemment écrasés, les acteurs de Gezi ont repris leurs actions en organisant des forums de quartier, des actions de solidarité et des mouvements de résistance urbaine ; pendant plusieurs mois, ces forums et organisations horizontales ont poursuivi leurs actions. (...)
Ce mouvement horizontal a révélé les caractéristiques des alter-activismes qui suivaient l’héritage des forums sociaux mondiaux, circulant d’un pays à l’autre au début des années 2010, commençant par la Place de Tahrir en Egypte et Occupy Wall Street aux Etats-Unis, en passant par le mouvement des Indignés (15M) en Espagne, Syntagma en Grèce, Nuit Debout en France. Il s’agit d’un type d’activisme organisé horizontalement, basé sur l’engagement personnel des citoyens, sans leader ni délégation du pouvoir de décision aux comités dirigeants (...)
Ces vagues de résistances qui ont duré pendant tout l’été 2013 ne peuvent pas être considérées comme datées, car elles ont eu des répercussions sur toutes les élections consécutives, aussi bien que sur le régime actuel en Turquie marqué par la répression de l’opposition et la corruption. Malgré le constat souvent répété prétendant que le mouvement de Gezi est dépassé, les effets de ce mouvement demeurent importants : les rapports d’une large partie des citoyens à l’espace public, à l’État, à leur société et leur conception de la citoyennetéont été transformés après Gezi. La dichotomie politique et culturelle qui traverse actuellement la société dans tous les domaines trouve ses justifications et ses repères dans cette période de Gezi, car elle traduit toujours dans l’espace public et politique la distinction entre ceux qui défendent l’héritage de Gezi et ceux qui le rejettent et s’y oppose. (...)
si l’on ne comprend pas le sens et la signification de cette révolte, il nous est impossible de réfléchir sur les problèmes vécus actuellement en Turquie et l’autocratie qui s’est forgée par le gouvernement d’Erdogan.
Multiplication des pratiques d’urbanisation capitaliste et révoltes urbaines
Gezi est arrivé soudainement, mais il était le produit d’une accumulation de faits qui ont approfondi la dissidence dans notre vie quotidienne. Le contexte économique avait préparé les conditions politiques pour l’émergence d’une révolte de cette ampleur, et ceci (n’était) pas seulement en Turquie. (...)
Les contre-actions, qui visaient à défendre l’intérêt public et les biens communs, ont également été organisées juste avant la Révolte de Gezi contre les interventions massives. (...)
Les interventions spatiales sur Taksim et la Solidarité de Taksim
La solidarité de Taksim est également l’une de ces mobilisations de base qui s’est créée pour lutter contre la privatisation des espaces urbains communs, la gentrification, le redéveloppement urbain axé sur la spéculation, la discrimination et la marginalisation. Il s’agit d’une organisation établie pour défendre les biens communs, s’approprier la place de Taksim et son environnement (y compris le parc de Gezi qui s’y trouvait), et prévenir toutes les interventions capitalistes probables dans l’espace public urbain. (...)
Ainsi, depuis le début de la République, la place Taksim est devenue un lieu symbolique non pas uniquement pour les habitants d’İstanbul, mais pour l’ensemble de la société. Il était évident que ces projets signifiaient une attaque de l’AKP contre les symboles de la République et de la gauche.
La solidarité de Taksim s’est créée comme association de syndicats, de collectifs, de chambres et d’autres réseaux qui prenaient part à une lutte pour l’espace public, contre ces projets. On y a étudié les questions administratives de cette zone, mené un combat juridique pour l’annulation de certains projets d’aménagement. L’association poursuit toujours sa lutte de nos jours. (...)
les citoyens ont rejoint le parc en venant de tous les quartiers d’Istanbul et ont occupé le parc. Cette occupation, suite à l’intervention policière qui a utilisé une violence excessive pour évacuer le parc, a attiré des milliers de citoyens non-organisés qui ont rejoint les occupants qui menaient des actions pacifiques pour défendre les arbres.
Le mouvement de Gezi et les nouveaux citoyens
Comme nombre de révoltes des années post-2010, la révolte de Gezi s’était développée horizontalement par la convergence des luttes pacifiques, les activistes s’organisant via les réseaux sociaux, faisant l’expérience de la gestion de zones autonomes et des espaces urbains, pour la défense des biens communs et de leurs libertés. (...)
Les femmes, les LGBTI, les kurdes, les arméniens ont participé à Gezi en affirmant leur identité, leur différence. La cohabitation des divers groupes dans la résistance a donné l’opportunité de se rendre compte des blessures d’autrui, contre l’imposition d’une histoire officielle unitariste. De ce point de vue, l’émergence de ces nouveaux sujets était un défi non pas uniquement contre le gouvernement islamiste, mais aussi contre l’idéologie kémaliste nationaliste du passé.
Un mouvement de telle ampleur n’a pas été sans conséquences dans la vie politique. De nouvelles organisations et partis politiques sont nés à la suite de cette cohabitation, basées sur les alliances politiques entre la gauche kurde et la gauche turque, les femmes, les LBGTI, les minorités ethniques et religieuses, détruisant les équilibres politiques qui paraissaient jusqu’alors inébranlables (...)
Malgré ce régime autoritaire qui étouffe toute voix d’oppositionnelle, il faut souligner que chez les citoyens oppositionnels persiste toujours un potentiel d’organisation à chaque fois qu’il y a les élections en Turquie (...)
Le procès de Gezi intervient dans une conjoncture où nombreux sont ceux qui parlent de la probabilité d’élections anticipées, à cause de la lourdeur d’une crise économique et politique. Ce procès révèle la peur d’un gouvernement qui sait que, à chaque fois que l’on demande aux citoyens d’aller aux urnes, l’esprit de Gezi est ressuscité de ses cendres dans les initiatives citoyennes qui font la campagne auprès des partis d’opposition. (...)
Malgré cette obstination des citoyens, de nombreux participants du mouvement de Gezi ont été exposés à plusieurs formes d’oppression depuis 2013 : attaques policières, gardes à vue, enquêtes administratives et/ou pénales. (...)
À la fin de l’année 2018, s’est ouvert le procès de Gezi. Le déroulé du procès est compliqué et lourd en violations du droit. L’acte d’accusation reposait sur des allégations de conspiration sans aucune preuve et argumentation raisonnables. En février 2020, la 30ème Cour d’Assise a rendu son verdict pour l’acquittement de tous les accusés. La Haute Cour d’appel a annulé ce verdict. En octobre 2021, le procès a été rouvert avec le même acte d’accusation que le précédent sans aucun ajout dans le dossier. Les procès se sont déroulés devant la 13e Cour d’assise d’Istanbul.
L’indépendance de la Cour est aussi mise en doute par la qualité politique de son président (...)
Le mouvement de Gezi et son héritage ont bouleversé les relations de pouvoir en Turquie. On confronte aujourd’hui à travers quelques-un.e.s de ses acteurs choisi.e.s par hasard, l’intensification des actions répressives préconçues par le gouvernement d’Erdogan, en conséquence de son affaiblissement politique. Il faut considérer le procès de Gezi comme un projet politique à part entière, révélant la volonté du gouvernement d’Erdogan d’opprimer davantage la société et d’aggraver les conditions autoritaires dans lesquelles la société turque est condamnée à vivre. Avec ce procès on ne juge pas uniquement le mouvement de Gezi, ni l’occupation d’un parc, mais la capacité des citoyens de dire non à un régime autoritaire, leur pouvoir et leur volonté de changer la société. Il faut défendre Gezi, car ceci n’est pas uniquement la défense d’un mouvement, mais la défense de la volonté des citoyens.
Vive Gezi !