Depuis 2017, l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille mène une expérimentation sauvage contre la tuberculose, provoquant chez plusieurs patients, dont un mineur, de graves complications. En 2019 et 2020, l’ANSM n’a pas autorisé cet essai mené en toute irrégularité. « Ceci n’est pas admissible et les suites adéquates sont initiées », annonce l’autorité du médicament.
La crise du Covid a révélé comment le professeur Didier Raoult pouvait s’affranchir des règles de méthodologie scientifique et d’éthique, en prescrivant comme traitement l’hydroxychloroquine, dont l’inefficacité a depuis été prouvée.
Pour justifier de telles pratiques, Didier Raoult brandissait alors l’urgence de la pandémie et la méconnaissance scientifique du virus.
Mais ces méthodes ne sont pas nouvelles. Inquiets de voir des patients mis en danger, en dehors de toute situation d’urgence sanitaire, des membres de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) ont décidé de nous alerter sur une expérimentation sauvage menée contre la tuberculose au sein de l’Institut, initiée par son directeur, Didier Raoult, et son adjoint, Michel Drancourt.
Des comptes rendus d’hospitalisations et des échanges de courriels que Mediapart a pu consulter révèlent que depuis au moins 2017 et jusqu’en mars 2021, l’IHU a prescrit, malgré les refus de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), une combinaison de quatre médicaments, dont l’efficacité dans le traitement de la tuberculose n’a jamais été démontrée, ni même évaluée, et qui pouvait même être toxique.
Plusieurs patients, dont un mineur de 17 ans, ont eu de graves complications médicales provoquées par ce traitement. En novembre 2019, alertée par le Centre nationale de référence (CNR) de la tuberculose, la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf) est intervenue auprès de Didier Raoult et de son équipe alertant, en vain, sur la « perte de chance » pour les patients ainsi traités. (...)
Contacté par Mediapart, le directeur de l’Assistance publique-hôpitaux de Marseille (AP-HM), François Crémieux, déclare qu’« en lien avec les autorités de tutelle, l’ANSM et l’ARS, l’AP-HM donnera suite à toutes les alertes sur cet essai non autorisé et sur ses complications ». Il annonce également que « des enquêtes seront diligentées sans délai, des mesures prises en cas de manquements, afin qu’aucun essai clinique ne puisse plus être mené en dehors de toute réglementation ».
« Alertée sur de possibles manquements de l’IHU de Marseille à la règlementation des essais cliniques » concernant d’autres maladies, l’Agence de sécurité du médicament précise avoir « mené des investigations » ayant confirmé que certaines études n’ont pas été menées « conformément à la législation encadrant les recherches impliquant la personnehumaine ». (...)
Contactés, le directeur de l’IHU, Didier Raoult, son adjoint, Michel Drancourt, le chef de pôle des maladies infectieuses, Philippe Brouqui, ainsi que l’infectiologue Philippe Parola, n’ont pas répondu à nos questions. (...)
Depuis vingt-cinq ans, il existe des traitements efficaces contre la tuberculose (non résistante, dite “à bacille sensible”). En France, on parvient à guérir 95 % des patients avec ces traitements, tout en en limitant les effets indésirables », nous précise le professeur Vincent Jarlier, ancien directeur du centre national de référence de la tuberculose, de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris.
Ce traitement consiste à associer, pendant six mois, quatre antibiotiques recommandés par les instances sanitaires nationales et internationales, dont l’OMS. (...)
Il existe une liste d’antibiotiques recommandés par l’OMS et classés selon leur degré d’efficacité, réévaluée chaque année. (...)
La tuberculose touche majoritairement des personnes précaires. L’une des difficultés inhérente à la longueur du traitement et aux conditions de vie des patients est notamment d’éviter l’interruption de la prise des médicaments. C’est pourquoi l’un des axes de recherche est la réduction du temps de traitement.
Interrogé sur le protocole sauvage mené par l’IHU, Vincent Jarlier précise en avoir été alerté en 2019, lorsqu’il dirigeait le centre national de référence, à la Pitié-Salpêtrière, à Paris. (...)
« Nous avons constaté de graves complications rénales sur certains patients mais je ne sais pas si ces effets ont été officiellement déclarés puisque cet essai n’était de toute façon pas autorisé. » Laurent, qui travaille au sein de l’IHU. (...)
Pour un médecin, prescrire un traitement dans le cadre d’un essai non autorisé avec des risques de complications peut déclencher à la fois des sanctions ordinales prises par le conseil de l’Ordre (pouvant aller jusqu’à la radiation) mais aussi des poursuites pénales, s’agissant d’une infraction au Code de la santé publique. (...)
Les équipes de l’IHU travaillent « de leur côté, de façon assez isolée. On se laisse pénétrer par l’idéologie selon laquelle on est les meilleurs. Et de ce fait, on fonctionne en autarcie en perdant de vue les règles scientifiques et médicales », précise-t-il.
Laurent a pu parfois éviter de prescrire ces médicaments mais le plus souvent, « sous la pression », il a dû s’y plier. « La majorité d’entre nous dépend de Didier Raoult et de l’IHU pour la validation des diplômes, déplore-t-il. Nous sommes coincés dans une situation humainement intenable. Au quotidien, il veut faire du buzz en perdant de vue toute réflexion autour de la santé. C’est une perte de sens de notre métier. » (...)
Comme Laurent, Alban travaille pour l’IHU et témoigne également sous couvert d’anonymat parce qu’il peut « tout perdre en dénonçant cette situation. Didier Raoult fait régner la terreur. Mais la goutte d’eau a été de voir deux patients finir en urgence au bloc opératoire pour des complications rénales qu’on aurait pu éviter. Ils sont roumains et ne porteront jamais plainte. Ils ne se doutent même pas qu’ils ont été utilisés pour des essais interdits. Je suis épuisé de constater qu’il met en danger les patients en tout impunité, en se présentant auprès de l’opinion publique comme un sauveur. Ce qu’il n’est pas ou plus ». (...)
Alban s’interroge également sur l’inaction des instances sanitaires et « leur peur d’interférer dans les pratiques de Didier Raoult ». (...)
À partir de novembre 2019, des alertes vers le CNR affluent. Des médecins du centre de lutte antituberculeuse des Bouches-du-Rhône et de l’hôpital public de la Timone font part de leur incompréhension sur les médicaments prescrits par l’Institut.
La situation est inquiétante. Parmi les comptes rendus hospitaliers que Mediapart a pu consulter, l’un révèle qu’un mineur de 17 ans, d’origine tchétchène, diagnostiqué pour une tuberculose multirésistante et suivi (du 27 septembre au 24 octobre 2019) par le service d’infectiologie de l’IHU, a été traité avec cette combinaison de médicaments non autorisée. L’un des antibiotiques, la sulfadiazine, a provoqué une grave complication rénale, une hématurie (du sang dans les urines pouvant compromettre le fonctionnement du rein touché).
En décembre 2019, une alerte est lancée par un autre médecin, infectiologue, qui signale « un cas de prise en charge “inadaptée” » d’un patient âgé de 62 ans, « mis sous traitement pour une tuberculose pulmonaire en octobre 2019 selon un “protocole IHU” ».
Résultat : il a fini au bloc opératoire pour une réaction à la sulfadiazine provoquant une insuffisance rénale aigüe, compromettant le fonctionnement du rein et nécessitant la pose d’une sonde (dite JJ) pour le désobstruer.
Il n’est pas le seul à avoir fini au bloc. Un autre patient, un Roumain de 39 ans, sans domicile fixe, suivi par l’IHU en juin 2019 pour une tuberculose multirésistante (MDR), a lui aussi dû être opéré en urgence pour une « pyélonéphrite obstructive sur cristallurie à l’Adiazine [nom commercial de la sulfadiazine – ndlr] », une insuffisance rénale aigüe obstructive sur laquelle s’est rajoutée une infection. Là encore, une intervention en urgence a été nécessaire pour sauver le patient et lui poser une sonde qu’il a dû garder plus de neuf mois.
« C’est honteux de prescrire encore de la sulfadiazine », commente le chef de service des maladies infectieuses de la Pitié-Salpêtrière, le professeur Éric Caumes, qui connaît bien cette molécule pour l’avoir prescrite « dans les années 1980-1990, dans les cas de toxoplasmose cérébrale (infection du système nerveux centrale) du sida et même aujourd’hui, on estime que le médicament est très toxique et on le prescrit avec les plus grandes réserves ».Une spécialiste de la tuberculose, elle aussi alertée sur les complications des patients pris en charge par l’IHU, s’interroge : « Qu’on fasse de la recherche et que parfois on tente des traitements pas forcément classiques, cela peut arriver pour sauver un patient pour lequel il n’y a plus d’option thérapeutique disponible. Mais qu’on conduise un essai clinique de la sorte mettant en danger des patients en dehors de tout cadre éthique, au-delà d’être illégal, est inacceptable déontologiquement. Mais a-t-on suffisamment alerté ? »
« Soulagé que la presse s’empare du sujet », cette médecin estime qu’elle aurait « dû aller plus loin. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Face à une telle situation, notre intervention peut être vue comme une dénonciation par nos collègues, et pour autant, on ne peut pas laisser faire. Mais, par ailleurs, qui alerter quand c’est toute une structure qui dysfonctionne ? » (...)
Il y a en moyenne soixante-dix cas de tuberculose par an dans le département des Bouches-du-Rhône. Combien de patients ont ainsi été traités ? Combien ont eu des complications ? Impossible de le savoir, compte tenu de l’absence de cadre éthique lors de cet essai. (...)
Très préoccupés par la situation et l’absence de discussion possible avec leurs collègues de l’IHU, les médecins du Centre national de référence ont tenu à en informer, à partir d’octobre 2019, la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf).
« Ça fait peur […]. On ne peut laisser faire. Il y a clairement une perte de chance pour les patients. » C’est dans ces termes qu’en novembre 2019, la Société de pathologie infectieuse réagit à l’un des courriels d’alerte du CNR, au regard des dossiers médicaux de plusieurs patients. (...)
Une spécialiste de la tuberculose, elle aussi alertée sur les complications des patients pris en charge par l’IHU, s’interroge : « Qu’on fasse de la recherche et que parfois on tente des traitements pas forcément classiques, cela peut arriver pour sauver un patient pour lequel il n’y a plus d’option thérapeutique disponible. Mais qu’on conduise un essai clinique de la sorte mettant en danger des patients en dehors de tout cadre éthique, au-delà d’être illégal, est inacceptable déontologiquement. Mais a-t-on suffisamment alerté ? »
« Soulagé que la presse s’empare du sujet », cette médecin estime qu’elle aurait « dû aller plus loin. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Face à une telle situation, notre intervention peut être vue comme une dénonciation par nos collègues, et pour autant, on ne peut pas laisser faire. Mais, par ailleurs, qui alerter quand c’est toute une structure qui dysfonctionne ? »