Henri Goldman, architecte bruxellois né en 1947 de parents juifs polonais, tient un « blog cosmopolite » qui revendique à la fois la gauche et le grand large, aux antipodes des rétractions régressives au nom de la République égarée ou d’une laïcité dévoyée. Alors que le président Macron et son ministre de l’intérieur semblaient de plus en plus perdus pour l’intelligence politique, dans le sillage de la décapitation de Samuel Paty par un fanatique islamiste, Henri Goldman publiait, le 24 octobre, un billet dont le titre met dans le mille : « France : une névrose de l’altérité ».
Déjà dans Le Rejet français de l’islam (PUF, 2012), l’auteur analysait notre « souffrance républicaine », inextricablement liée à la question sociale, aboutissant à la ghettoïsation de la diversité, à la radicalisation de tant d’exclus – réels ou ressentis – d’une laïcité de combat. Et ce, au nom d’une menace sécuritaire devenue identitaire, pour une large part fantasmée, au point d’hypothéquer toute construction paisible, démocratique et moderne de l’islam français.
Fondateur de la revue belge Politique, Henri Goldman s’interrogeait sur une tare démocratique hexagonale : « Le refus de reconnaître toute forme de minorité sur son sol singularise la France par rapport à tous ses voisins. » En particulier dans un numéro double (98-99, mars 2017), « Cette république que nous avons tant aimée... 30 regards de Belgique sur la France » – les éditions La Découverte et Mediapart y étaient associés.
Henri Goldman, dans l’entretien qui suit, va jusqu’au bout de sa critique radicale. Le pays des droits de l’homme et du citoyen ferait bien d’en prendre de la graine…
Beaucoup de Belges francophones qui prennent la France comme un modèle importable – notamment pour ce qui concerne la laïcité et le « vivre ensemble » – ne se rendent pas compte à quel point le modèle français est aujourd’hui, à maints égards, une anomalie. Et, selon moi, plutôt un repoussoir.
Est-ce un effet du centralisme ?
Ça joue, c’est sûr. Le déséquilibre entre Paris et la province n’a d’équivalent dans aucun pays européen. Il n’y a pas uniquement Madrid en Espagne, Rome en Italie, Berlin en Allemagne ni même Londres au Royaume-Uni. Une telle concentration des pouvoirs en un seul lieu diminue les contre-pouvoirs et institue une verticalité qui empêche une démocratie d’équilibre. (...)
Pour la France, il s’est toujours agi de protéger de précieux acquis…
© PUF © PUF
C’est le prétexte, mais il s’explique. La France existe presque dans ses frontières actuelles depuis le traité de Verdun partageant en 843 l’Empire carolingien entre les petits-fils de Charlemagne. Depuis lors, votre pays n’a cessé de combattre pour réduire les tendances centrifuges, persuadé que la diversité pouvait conduire à la désagrégation de l’État. Des cathares aux musulmans, en passant par les protestants et les juifs (que la Révolution française émancipa avec la contrepartie qu’ils s’assimilent complètement), l’histoire de France est jonchée de batailles menées par le pouvoir central à l’encontre des hétérogénéités religieuses. Et pas que religieuses, d’ailleurs, puisque la République s’est employée aussi à éradiquer les cultures régionales et les langues minoritaires. Celles-ci sont aujourd’hui protégées par la convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe (1995). Quatre États n’ont pas signé cette convention : il s’agit, outre Andorre et Monaco, de la France et de la Turquie.
Aujourd’hui en pleine rivalité mimétique…
Ce qui est piquant, c’est qu’il s’agit des deux seuls pays de la zone européenne à avoir inscrit le mot « laïcité » dans leur Constitution ! Deux pays hantés par le séparatisme et le démantèlement au point de considérer toute minorité comme une cinquième colonne en puissance.
La France et la Turquie sont également deux anciennes puissances coloniales, qui n’ont guère admis de ne plus l’être…
À mes yeux, la question coloniale relie en France l’absolutisme de la monarchie à l’arbitraire de la République : ce n’est plus au nom d’une monarchie de droit divin, mais au nom de vertus universelles que la coercition va s’imposer. La prédation coloniale va être emballée dans les droits de l’homme, au nom desquels la République française prétendait émanciper des territoires encore féodaux.
Une telle idéologie a montré son efficacité : les élites des peuples colonisés ont longtemps rêvé d’intégration en allant se former au Quartier latin. Quant à la gauche française dans sa grande majorité, elle était devenue garante et dépositaire de « l’œuvre coloniale » au nom de la supériorité d’un modèle social métropolitain qui ne pouvait que profiter aux peuples colonisés. (...)
Pour la France, il s’est toujours agi de protéger de précieux acquis…
C’est le prétexte, mais il s’explique. La France existe presque dans ses frontières actuelles depuis le traité de Verdun partageant en 843 l’Empire carolingien entre les petits-fils de Charlemagne. Depuis lors, votre pays n’a cessé de combattre pour réduire les tendances centrifuges, persuadé que la diversité pouvait conduire à la désagrégation de l’État. Des cathares aux musulmans, en passant par les protestants et les juifs (que la Révolution française émancipa avec la contrepartie qu’ils s’assimilent complètement), l’histoire de France est jonchée de batailles menées par le pouvoir central à l’encontre des hétérogénéités religieuses. Et pas que religieuses, d’ailleurs, puisque la République s’est employée aussi à éradiquer les cultures régionales et les langues minoritaires. Celles-ci sont aujourd’hui protégées par la convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe (1995). Quatre États n’ont pas signé cette convention : il s’agit, outre Andorre et Monaco, de la France et de la Turquie.
Aujourd’hui en pleine rivalité mimétique…
Ce qui est piquant, c’est qu’il s’agit des deux seuls pays de la zone européenne à avoir inscrit le mot « laïcité » dans leur Constitution ! Deux pays hantés par le séparatisme et le démantèlement au point de considérer toute minorité comme une cinquième colonne en puissance.
La France et la Turquie sont également deux anciennes puissances coloniales, qui n’ont guère admis de ne plus l’être…
À mes yeux, la question coloniale relie en France l’absolutisme de la monarchie à l’arbitraire de la République : ce n’est plus au nom d’une monarchie de droit divin, mais au nom de vertus universelles que la coercition va s’imposer. La prédation coloniale va être emballée dans les droits de l’homme, au nom desquels la République française prétendait émanciper des territoires encore féodaux.
Une telle idéologie a montré son efficacité : les élites des peuples colonisés ont longtemps rêvé d’intégration en allant se former au Quartier latin. Quant à la gauche française dans sa grande majorité, elle était devenue garante et dépositaire de « l’œuvre coloniale » au nom de la supériorité d’un modèle social métropolitain qui ne pouvait que profiter aux peuples colonisés. (...)
La singularité française, c’est que cette peur de la différence est partagée par la gauche et par la droite. Valls et Chevènement, qui viennent de la gauche, incarnent bien cette grande peur de la dissolution, que j’appelle « névrose de l’altérité ». C’était aussi il y a peu la posture de Mélenchon, dont il s’éloigne heureusement ces derniers temps.
De telles postures se drapent dans les plis de la République…
Vue de l’extérieur, cette litanie de références obligées aux « valeurs républicaines » et à la sacro-sainte République érigée en modèle universel vire au ridicule.
En Belgique, comme aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou dans les États scandinaves – c’est-à-dire dans des sociétés dont personne ne songerait à contester la profonde imprégnation démocratique –, on s’accommode de monarchies bonasses qui relèvent d’une sorte de théâtre subventionné. Ces monarchies absorbent toute la dimension people dont un certain public est friand et qui, du coup, n’encombre plus le paysage politique.
La France, qui est censée avoir abattu la monarchie autoritaire en 1789, vit aujourd’hui sous la férule d’une monarchie républicaine sans véritable contrepoids. Les souverains constitutionnels règnent mais ne gouvernent pas, ils font leur cinéma dans leur coin. Les présidents de la Ve République française gouvernent et règnent, comme ne cesse de l’illustrer Macron, du Louvre à Versailles. (...)
La République a repris la religion du roi propre à l’Ancien Régime : « Tel prince, telle religion » (en latin : « cujus regio, ejus religio »). Sauf qu’aujourd’hui la religion dominante n’est plus le catholicisme, mais la laïcité, que le peuple est prié de s’enfoncer dans le crâne. Avec le renfort d’un clergé mêlant des républicains abstraits comme Henri Peña-Ruiz et des partisans de la France éternelle qui se découvrent laïques et républicains. On assiste à la grande alliance inattendue des Montagnards et des Vendéens !
Pour le coup, la laïcité jaurésienne propre à la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État s’est transformée en une machine de guerre contre un prétendu séparatisme. Face à ce raidissement français, fauteur de guerre civile sous couvert de conformité obligatoire, le pragmatisme inclusif qui prévaut chez vos voisins fait moins de dégâts, même s’il est parfois confus et contradictoire. Notamment parce qu’il ne coupe pas les questions dites religieuses des questions sociales sous-jacentes.
Mais enfin que faites-vous de l’intégrisme ?
Les dérives intégristes se nourrissent aussi des crispations françaises, qui s’arc-boutent sur une conception dévoyée de la laïcité. Il y a des effets en miroir, qui donnent une prime aux postures les plus extrêmes de part et d’autre. (...)
la laïcité jaurésienne propre à la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État s’est transformée en une machine de guerre contre un prétendu séparatisme. Face à ce raidissement français, fauteur de guerre civile sous couvert de conformité obligatoire, le pragmatisme inclusif qui prévaut chez vos voisins fait moins de dégâts, même s’il est parfois confus et contradictoire. Notamment parce qu’il ne coupe pas les questions dites religieuses des questions sociales sous-jacentes.
Mais enfin que faites-vous de l’intégrisme ?
Les dérives intégristes se nourrissent aussi des crispations françaises, qui s’arc-boutent sur une conception dévoyée de la laïcité. Il y a des effets en miroir, qui donnent une prime aux postures les plus extrêmes de part et d’autre.
Au début, j’ai cru qu’Emmanuel Macron aurait l’intelligence de s’éloigner des exaspérations d’un Manuel Valls, qui a tout fait pour alimenter le fanatisme. Macron semblait plus cool, sur la ligne médiane incarnée par l’Observatoire de la laïcité. Sans doute espère-t-il aujourd’hui, en reprenant la tonalité guerrière de ses prédécesseurs, réussir une mobilisation générale qui ferait oublier quelques déboires de son quinquennat. (...)