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Reporterre
Grâce aux Gilets jaunes, « on ne peut plus dissocier questions climatiques et sociales »
Article mis en ligne le 21 novembre 2020
dernière modification le 20 novembre 2020

Deux ans après le jour désormais connu comme l’Acte 1 des Gilets jaunes, l’historienne Ludivine Bantigny et le politiste Laurent Jeanpierre reviennent sur cette révolte qui a bouleversé la France. Pour eux, ce mouvement décentralisé, hétérogène, aux profondes aspirations démocratiques, n’a pas fini de secouer la politique.

Reporterre — Le mouvement social des Gilets jaunes a débuté le 17 novembre 2018. En quoi ce mouvement est-il atypique ?

Laurent Jeanpierre — Ce mouvement est difficile à saisir et à analyser. Sa principale singularité est précisément qu’il résiste à la caractérisation univoque. Cette résistance est liée à au moins trois traits caractéristiques du mouvement.

Le premier est son étendue spatiale. Au regard du nombre de points mobilisés le 17 novembre 2018, c’est le mouvement le plus décentralisé depuis 1968, voire depuis la Seconde Guerre mondiale. Le second trait est sa durée, puisqu’il dure encore, d’une certaine manière, avec quelques « irréductibles ». Dans le temps, il s’est transmué. C’est un mouvement qui n’a de permanence nette ni sociologique ni démographique. Il est difficile d’en faire une description généralisée sans préciser à quelle date et en quel lieu on en parle.

Enfin, le troisième trait est la variété des modes d’action et des modes d’existence du mouvement. Le mouvement a été capable d’exister dans trois espaces en même temps : les ronds-points, les manifestations dans les centres urbains, et les réseaux sociaux. Quand on étudie les Gilets jaunes en tant que chercheurs, on se heurte toujours à la difficulté de savoir si tel ou tel rond-point est comparable, si les assemblées des assemblées sont représentatives du mouvement dans sa totalité, etc. La réponse est non. Ses affirmations sont diverses, variées, difficiles à isoler, parce que ce mouvement est très défiant envers toutes les formes de représentation politique classique et envers les formes de totalisation. Il y a aussi eu une défiance partagée envers les leaders nationaux et les leaders locaux. Ce n’est pas un mouvement sans leaders, mais un mouvement très vigilant quant à la confiscation de la parole collective. (...)

Les Gilets jaunes ont porté haut une affirmation pour plus d’entraide, de justice sociale, et notamment une demande d’articulation entre justice sociale et questions climatiques. Très vite, le mouvement s’est éloigné de revendications limitées et son horizon de réformisme révolutionnaire est devenu très palpable. (...)

Ludivine Bantigny — Le mouvement des Gilets jaunes est vraiment atypique en matière de diversité et d’extension sociologique. Après quelques semaines de mobilisation, il était composé de tout un monde d’ouvriers, d’employés, d’intérimaires, de petits indépendants, de chômeurs, de professions intermédiaires, dans des secteurs très divers. Cet aspect sociologique n’est pas une rareté, mais il fait malgré tout contraste avec d’autres mouvements, comme Nuit debout.

Les Gilets jaunes ont aussi développé des formes spécifiques d’occupation des lieux, puisqu’ils se sont installés sur des espaces qui justement étaient des non-lieux, les ronds-points, lieux de flux ininterrompus de circulation de véhicules. Ils ont été portés à une certaine forme d’humanité, de sociabilité, d’hospitalité. Des situations vécues comme individuelles ou culpabilisantes, comme la pauvreté, la précarité, les fins de mois difficiles, ont été pensées collectivement et partagées, manière de sortir de l’isolement. Ce partage-là a permis de s’« empuissanter », comment disent les sciences sociales, d’acquérir une capacité d’agir nouvelle. C’est quelque chose de propre à ce mouvement, parce qu’il s’agissait ici pour beaucoup de primomanifestants. Une forme de socialisation politique s’est opérée.

On observe aussi une absence d’homogénéité politique par rapport à des mouvements sociaux face à certaines contre-réformes. (...)

Le mouvement n’entretenait aucune hostilité de principe contre la fiscalité carbone, mais ce sont ses fléchages qui ont été avant tout contestés. Ce qu’on a découvert, en partie grâce à la pression du mouvement lui-même, c’est précisément que ses usages n’étaient que très peu orientés vers la transition écologique. Et le mouvement a aussi posé une exigence de justice sociale associée à cette taxation carbone : l’effort devait-il peser sur les moins riches ? Cette exigence a perduré, notamment autour de Priscillia Ludosky, mais aussi avec la Convention citoyenne pour le climat.

C’est l’un des tours de force du mouvement : avoir réussi à imposer la question de la justice sociale dans l’agenda environnemental. Cela marque un point de bifurcation très important dans la gauche dans son ensemble, parce qu’il n’est désormais plus possible de poser des questions climatiques sans évoquer en même temps la question sociale. (...)

Ce qui m’a frappée, c’est qu’il n’y ait pas eu la moindre expression officielle d’une compassion pour les blessés graves, les mutilés, les personnes éborgnées ou pour Zineb Redouane, qui a trouvé la mort. À la place, il n’y a eu que des paroles justificatrices, autolégitimatrices et des félicitations adressées aux forces de l’ordre. Cette répression disproportionnée, pour laquelle la France a fait l’objet d’alertes de la part d’instances internationales diverses, a rendu absolument épuisante la mobilisation ; et malgré cela, sa ténacité a été impressionnante. (...)

Ensuite, face à la singularité sociale et sociologique de ce mouvement, un mépris s’est exprimé dans la bouche même du chef de l’État, qui a utilisé l’expression de « foule haineuse » au soir du 31 décembre 2018. Des Gilets jaunes l’ont d’ailleurs détournée sur leurs gilets avec des cœurs, des « je t’aime », parfois même des paroles évangéliques… Enfin, il y a eu des tentatives de négocier, de trouver des personnalités supposément représentatives érigées en négociatrices et négociateurs. Le gouvernement a lancé le « grand débat », mais il était à l’opposé de ce qu’attendaient les Gilets jaunes. Emmanuel Macron a transformé sa tournée dans les mairies en un monopole de la parole, devant un public trié sur le volet. On retrouvait la très puissante verticalisation du pouvoir, là où les Gilets jaunes prônaient l’horizontalité. (...)

Il est difficile de parler encore de mobilisations alors que tout a été anesthésié par ce virus. Mais sur le pouvoir d’achat, la justice, l’écologie, la démocratie radicale, toutes les aspirations portées ces deux dernières années par les Gilets jaunes sont vivantes. Elles rejailliront, si on sort de la chape autoritaire sous laquelle nous sommes.