
Depuis la fin novembre, les manifestations parisiennes des gilets jaunes ont été suivies attentivement sur les chaînes d’information en continu. En témoignent les audiences particulièrement élevées enregistrées par BFM-TV, CNews ou LCI. La couverture de ces manifestations par les chaînes d’info a mobilisé les ingrédients classiques du traitement « en direct » des mobilisations sociales : diffusion en continu d’images spectaculaires de violence avec commentaires policiers, appels à dénoncer cette violence (celle des manifestants), et autres « expertises » à gage. Nous y revenons dans cet article à travers l’exemple du traitement de la manifestation du 8 décembre, dans les débats du soir-même sur BFM-TV. Ou comment la chaîne d’information a contribué à co-construire, avec les autorités, le récit d’une victoire des forces de l’ordre face au « péril jaune ».
(...) La manifestation suivante, celle du samedi 8 décembre, a été d’autant plus scrutée par les chaînes d’information en continu que le gouvernement avait prédit que certains manifestants viendraient sur Paris « pour casser et pour tuer ». D’ailleurs, en amont de la mobilisation, les grands médias n’avaient pas manqué de donner un écho à cette communication particulièrement alarmiste [2]. Sans surprise, on a assisté le jour-même au meilleur du pire de l’information en continu sur les mobilisations sociales, en particulier sur BFM-TV comme le rapporte un article de Samuel Gontier [3].
(...) Outre les porte-parole officiels ou officieux de la préfecture, on apprécie également les avis d’experts toutologues sur le plateau de BFM-TV – c’est-à-dire des experts à même de parler de tout et de n’importe quoi, et de préférence n’importe comment. Ainsi l’inénarrable Christophe Barbier n’est pas loin de brandir la matraque : « La police est à l’offensive, elle ne subit pas. La République ne subit pas. » Plus tard, c’est Bruno Jeudy qui rétorque à un gilet jaune un peu trop revendicatif qu’il n’est pas « un vrai gilet jaune », dans un épisode sur lequel nous sommes déjà revenus.
Entre journalisme de spectacle et journalisme de préfecture : équilibre délicat sur BFM-TV (...)
Au-delà du débat politique, cet échange fait apparaître les injonctions contradictoires que tentent de satisfaire les chaînes d’information autour de cette nouvelle manifestation des gilets jaunes. Il s’agit en effet de tenir les deux bouts : celui du journalisme de spectacle, à base d’images chocs de « casseurs » et de violence chez les manifestants – en prenant soin, au passage, de ne pas montrer celles qui pourraient venir des forces de l’ordre ; et celui du journalisme de préfecture, qui revient à entériner la communication des forces de l’ordre et féliciter la police [5].
Plaidoyer d’expert pour que la police puisse… « s’exprimer » (...)
Quant aux conséquences d’un tel dispositif de sécurité, au nombre record d’interpellations (plus de 1 700 en France) ou de blessés (plus de 200), il n’en sera pas question. Le gilet jaune Vivian Lamy tente pourtant d’élargir la conversation sur la violence. Il revient sur les dégradations commises autour des manifestations et les oppose à des actes violents qu’il a pu observer de la part des « forces de l’ordre ». C’est là, dit-il, qu’il faudrait voir des « débordements » (...)
Mais la discussion n’aura pas lieu, puisque l’animatrice le coupe immédiatement : « en tout cas il n’y a pas eu de mort ce soir, on va passer à la situation en province ». Faut-il en déduire que les blessés ne méritent pas l’attention des grands médias ? On est tristement tentés de le penser [6].
L’émission se termine sur un verdict qui fait consensus auprès des « experts » présents sur le plateau : celui de la « victoire » du maintien de l’ordre. (...)
Rien à voir cependant avec ce qui avait été annoncé par le gouvernement et certains médias, comme le note le communicant : « On avait tellement, tellement dramatisé qu’on attendait presque des morts, l’acte 4 c’était l’acte du létal, c’est-à-dire que le sang allait couler. »
C’est dire combien « on » avait dramatisé... (...)
Dans les jours qui ont précédé la manifestation du 8 décembre, BFM-TV avait largement contribué à annoncer une « journée de chaos » particulièrement violente voire meurtrière. Et le jour-même, la chaîne d’information en continu ne s’est pas contentée de scruter les violences des manifestants, conformément aux principes de l’information spectacle. Elle a également co-construit avec les autorités, à travers les interventions à l’unisson de ses innombrables « experts », le récit légitimiste d’une « victoire du maintien de l’ordre » sur les « enragés ». Un récit dans lequel il n’y a pas de place (ou si peu) pour la remise en cause du dispositif policier, des arrestations préventives, ou des violences de la part des « forces de l’ordre ». Ni pour la réflexion de fond sur ce que représente ou exprime le mouvement des gilets jaunes.
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Si les leaders du mouvement ont su se mettre en scène, les médias ont péché par la faiblesse de leurs investigations
Comme les Indignés en 2011 ou Nuit debout en 2016, le mouvement des « gilets jaunes » obéit à un agencement quasiment ritualisé. Point un, dans le cyberspace : quelques braises allumées sur les réseaux sociaux, qui, pour des raisons qu’il est parfois difficile d’expliquer, induisent une circulation virale –l’étude des contagions virales autour de mème échappe souvent à une explication évidente, car elles peuvent fleurir sur ce qui peut paraître à première vue comme un non événement, voire un gag. (...)
Dans le cas présent, deux pétitions signées par plus d’un million d’internautes sur la hausse du prix du carburant ont lancé l’affaire (celle de Priscillia Ludosky lancée le 15 octobre sur change.org, celle de Jacline Mouraud, publiée le 4 novembre). Point deux, dans l’univers physique : l’occupation d’un espace symbolique –et donc l’installation de moyens de vie provisoires, des campements ou des baraquements–, une stylisation de l’occupation –pour les Indignés le masque des Anonymous issu de la bande dessinée V comme Vendetta, pour les « gilets jaunes » les tenues fluorescentes de signalisation. S’installer, c’est jouer le long terme, et offrir aux caméras un spectacle permanent façonné par un décor, des actions et des acteurs à interviewer ; c’est donc tendre aux médias une source d’images inépuisable et renouvelée pour meubler l’antenne. (...)
Point trois : une idéologie de la protestation, galvanisée par le Net, qui s’érige en contre-modèle à la démocratie représentative (...)
de 300.000 manifestants en novembre à 12.000 environ fin décembre, une poignée de militants a donné le sentiment d’un embrasement général au point d’effrayer progressivement tout le monde et en premier lieu le gouvernement.
On imagine la fébrilité des rédactions pour trouver des « messagers » des « gilets jaunes » prêts à venir défendre leur point de vue en plateau. Des personnages (Priscillia Ludosky, Jacline Mouraud, Éric Drouet, Maxime Nicolle dit Fly Rider, Benjamin Cauchy, Christophe Chalençon, Jean-François Barnaba, Ingrid Levavasseur, Yayk Shahinyan, Thierry Paul Valette, Faouzi Lelouche et quelques autres) ont été vus d’innombrables fois sans que l’on sache grand-chose sur eux à part qu’ils étaient révoltés par leurs conditions de vie. Tout en affirmant ne représenter qu’eux-mêmes, ces « gilets jaunes » popularisés par la télévision suggèrent que tous les « gilets jaunes » pensent comme eux –voire toute la société ou presque si l’on s’appuie sur le soutien enregistré par les sondages effectués via le Net, sondages qui auraient mérité sans doute un décryptage plus soigneux puisqu’en fait, fin novembre, 20% des sondés « se définissent comme gilets jaunes » et 60% disent les comprendre. (...)
Force de l’image, faiblesse de l’investigation
Cette sympathie qui accompagne le mouvement reflète en même temps l’attitude de compréhension manifestée par presque tous les interlocuteurs de plateau –mus par une compassion envers « les vrais gens », si souvent absents de la représentation médiatique et politique. Au-delà de leur métier, de leur région d’origine et de quelques éléments biographiques glanés deci-delà, aucune enquête approfondie n’a été conduite sur ces porte-drapeaux. Pour ne citer que deux visages vus à l’envi sur les plateaux : la dimension complotiste et mythomane de Maxime Nicolle apparaissait clairement si l’on regardait les vidéos qu’il postait dès début décembre, et dès cette époque les affinités de Christophe Chalençon avec l’extrême-droite étaient faciles à repérer sur son compte Facebook. (...)
La timidité des journalistes de télévision à pousser plus loin leur investigation sur ces porte-paroles intrigue : s’agit-il d’inconscience, d’un manque de professionnalisme, de précipitation due à l’urgence, d’une fascination pour des profils si insolites, étrangers à la bonne compagnie des plateaux de l’info en continu ? (...)
Après deux siècles de construction laborieuse de la démocratie représentative, toujours améliorable évidemment, l’idée d’un gouvernement direct par les citoyens (via internet ?) surgit comme l’enchantement de la politique. Les ronds-points se vident, les rangs des enragés du samedi s’éclaircissent, mais ceux qui égayent encore les plateaux continuent de pratiquer un discours d’airain, installant le sentiment d’une mobilisation sans fin, qui ne cherche qu’une seule fin, une solution ultime aussi abstraite (le changement de gouvernement ? le départ d’Emmanuel Macron ? Pour le remplacer par qui ?) que violente.
Cette inflexibilité est-elle organisée ? Comme depuis le début des manifestations, c’est à partir du blog d’Éric Drouet, et ses relais dans les comptes Facebook, que sont lancés les appels et informations concernant les manifestations du samedi. Dans les commentaires, la haine contre les puissants, les accents « antisystème » rivalisent avec les sous-entendus et les ricanements alimentés par des fausses nouvelles, des images détournées, des allusions pour initiés LOL. Ces écrits éclatent dans beaucoup de directions, entre rage, propos racistes et rigolades, et forment une sémiologie difficile à décoder –mais celle-ci, d’après des témoignages, évoquerait celle des spectacles de Dieudonné.(...)
Bien sûr, le gros des militants qui ont occupé ou occupent encore les ronds-points n’est certainement pas à l’unisson de ce discours qui sonne étrangement à l’aune des répertoires politiques habituels. Le fait est qu’il résonne fortement dans ces sites noyaux durs de la coordination, et qu’il semble orchestrer au moins un point : le parti pris d’inflexibilité. Exemple frappant : quand on demande à un « gilet jaune » ce qu’il attend du discours du chef de l’État du 31 décembre, la réponse immédiate et brutale, c’est RIEN. (...)
Alors qu’aucun mouvement social n’a bénéficié d’une telle visibilité dans les chaînes d’info, c’est aux médias tous confondus que s’en prennent les derniers quarterons de « gilets jaunes ». Les journalistes ne diraient pas la vérité, sous-estimeraient le nombre de manifestants, ne montreraient que les violences, et seraient exclusivement à la solde des puissants. Le discours schizophrénique sur les médias est un grand classique des démocraties, il ne faut donc pas trop s’émouvoir. Parallèlement, la démocratie Facebook s’annonce comme le rêve éveillé des « gilets jaunes » –sans davantage de détails puisque le mouvement bannit organisation et représentation, cette vision demeure figée dans un nuage d’apesanteur. (...)
Le chemin du populisme digitalisé a été tracé par d’autres figures comme Trump ou Beppe Grillo, des figures sur lesquelles, au départ, aucun bookmaker n’aurait misé un kopek. Là, il faut commencer à s’émouvoir.